La directrice de la photographie Caroline Champetier, AFC, parle de son travail sur "Le Dernier des injustes", de Claude Lanzmann

par Caroline Champetier

Caroline Champetier a éclairé quelques 70 films, accompagnant certains des grands cinéastes français et étrangers. Elle remporte le César de la Photographie pour Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, dont elle vient de finir le dernier film, puis la Grenouille d’argent en 2012 au festival Plus Camerimage pour Holly Motors, de Léos Carax. Avant cette longue expérience comme directrice de la photographie, Caroline Champetier fut l’assistante de William Lubtschansky et c’est à l’occasion du tournage de Shoah, en 1977, qu’elle rencontre Claude Lanzmann. Sa collaboration avec lui se prolonge en signant l’image de Sobibor 14 octobre 1943 16 heures, en 2000, et celle de sa dernière œuvre, Le Dernier des injustes, en 2012. Juste avant ce film, elle avait éclairé Hannah Arendt, le film de Margarethe von Trotta.
Cette collaboration avec Claude Lanzmann initiée par William Lubtchansky « a duré toute ma vie de directrice photo, c’est quelque chose de fondateur », souligne Caroline Champetier. Le Dernier des injustes, projeté Hors compétition à Cannes, ne participe pas à la Compétition officielle, au grand regret de Claude Lanzmann. (BB)

Synopsis : Le Dernier des injustes, comme le dit de lui-même non sans ironie Benjamin Murmelstein, est le portrait d’un homme soumis aux pires contradictions qu’un être humain puisse vivre. Doyen du conseil juif du ghetto de Theresienstadt, il l’administre jusqu’à la fin de la guerre.
En 1975, Claude Lanzmann va le filmer à Rome ; en 2012, Lanzmann retourne sur les lieux qu’ils ont évoqués lors de cette conversation qui dura une semaine entière. Le film est l’imbrication de ces deux aventures, celle de Murmelstein résistant aux nazis et celle de Lanzmann cherchant à comprendre ce qu’ont été les Judenrat (conseil juif).

Qui a filmé les entretiens avec Benjamin Murmelstein, en 1975 ?

Caroline Champetier : La partie " Murmelstein " du Dernier des injustes a été tournée à Rome par William Lubtchansky, qui a été par la suite le principal chef opérateur de Shoah et dont j’ai été l’assistante à partir de 1977. Dominique Chapuis et Jimmy Glasberg ont également travaillé sur le film. Tout ce qui n’est pas cet entretien historique a été tourné en juillet et septembre-octobre 2012 en Israël, à Theresienstadt, Prague, Vienne et Nisko en Pologne.

Comment avez-vous appréhendé ce tournage, qui s’inscrivait dans des images tournées 35 ans auparavant ?

CC : L’entretien Murmelstein a été tourné en 16 mm comme Shoah, le négatif a été conservé aux archives du Musée de l’Holocauste à Washington, nous l’avons fait revenir en France afin d’en reprendre la mesure historique. Claude a souhaité tourner en 35 mm, ce qui vient en contrepoint de ce document.
Nous nous posions donc des questions de ratio d’image qui ont été réglées très simplement. L’entretien de Rome est resté au format 1,33:1 et nos plans de 2012 en 1,85:1. Ayant travaillé durant plusieurs mois à la magnifique restauration de Shoah en 4K qui a été projeté à Berlin cette année, j’aurais naturellement souhaité que les images que nous venions de tourner et le scan du 16 mm de 1975 soient également en 4K, mais nous n’avons pu nous l’offrir. Le 16 mm de l’époque et le 35 mm ont donc été scannés en 2K/10 bits par Mikros image, nous avons étalonné en linéaire directement pour le DCP avec Alexandra Pocquet.

Pour Le Dernier des injustes, vous avez tourné dans les lieux évoqués par Benjamin Murmelstein. Comment donner une cohérence à l’ensemble des images et quel parti pris a été adopté ?

CC : Ce qui me frappe, c’est l’intuition de Claude Lanzmann de vouloir tourner en 35 mm, ce qu’il n’avait pas fait jusque-là. Comme s’il souhaitait que ce qu’évoque Murmelstein – la ville fortifiée de Theresienstadt et ses gigantesques casernes, la Kultus Gemeinde de Vienne, les marais de Nisko – prennent une puissance visuelle que seul le 35 mm peut rendre, et en fait, une puissance tout court.
C’est comme cela que les lieux s’incarnent, le contraire d’un souvenir passé, fané, glissant vers l’effacement, mais la mémoire, vive, forte, inoubliable. Dans ce sens, mon travail à l’image est de soutenir ce geste, en respectant la littéralité des lieux, leur immensité et leur vastitude, la lumière qui les traversent ou pas. Dans les greniers de la Hanover Casern, j’installe Claude sous une lucarne, nous chargeons de la 5219 et nous tournons, le noir de ces plans est nécessaire au film, comme la lumière d’été à la gare de Nisko. Claude est un cinéaste/arpenteur, il s’empare de l’espace et de la météorologie des lieux, avec lui il faut savoir être archaïque et se poser les questions de hauteur, de focale, il reconnait la justesse mais ne la dicte pas. Il met en scène et se met en scène.

Comme pour Shoah et pour Sobibor, nous étions une petite équipe : deux personnes à l’image plus un " loader ", Manuel Grandpierre au son, l’assistante de Claude, Laura Koeppel, David Frenkel le producteur et les régisseurs.
J’ai retrouvé chez Claude cette voracité à saisir l’instant géographique des lieux, comme si cet " ici et maintenant " de l’espace-temps capturé témoignait pour tous les instants, ceux de Murmelstein, ceux de Claude de retour dans ces lieux, ceux des milliers de victimes enfermées à Teresienstadt et pour la plupart promises à l’extermination.