La directrice de la photographie Hélène Louvart, AFC, parle de son travail sur "Lazzaro felice", d’Alice Rohrwacher

by Hélène Louvart

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Avec une cinquantaine de longs métrages à son actif, la directrice de la photographie Hélène Louvart, AFC, a collaboré avec de nombreux réalisateurs français et internationaux. Elle signe l’image de deux longs métrages étrangers cette année à Cannes : Petra, de Jaime Rosales, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, et Lazzaro felice, d’Alice Rohrwacher. C’est la troisième fois qu’Hélène Louvart travaille avec la réalisatrice italienne. En 2014, Les Merveilles avait remporté le Grand prix à Cannes. La réalisatrice revient cette année sur la Croisette avec Lazzaro felice, en Compétition officielle. (BB)

Lazzaro, un jeune paysan d’une bonté exceptionnelle, vit à l’Inviolata, un hameau resté à l’écart du monde sur lequel règne la marquise Alfonsina de Luna. 
La vie des paysans est inchangée depuis toujours, ils sont exploités et, à leur tour, ils abusent de la bonté de Lazzaro. 
Un été, il se lie d’amitié avec Tancredi, le fils de la marquise. Une amitié si précieuse qu’elle lui fera traverser le temps et mènera Lazzaro au monde moderne.
Avec Nicoletta Braschi, Adriano Tardioli, Alba Rohrwacher, Sergi Lopez.

Le contexte du film
Lazzaro felice se déroule sur deux périodes : la première se passe à la campagne dans le centre de l’Italie et la deuxième, 25 ans plus tard, dans le nord et en ville (à Turin et à Milan). Ce film était un peu plus complexe à tourner car il est moins intimiste que Corpo celeste ou que Les Merveilles, et il y avait plus de personnages à filmer. Effectivement, la notion de groupe est importante dans la narration et je dirai que l’on retrouve une certaine forme d’étrangeté de Lazzaro qu’il fallait faire émerger par l’image.

Avancer toujours plus loin
Il n’y a pour moi "aucun acquis" dans mon travail avec Alice, même si je connais ses goûts, son univers, il ne s’agissait pas de refaire la même chose que sur ses deux précédents films. Nous avons souhaité faire évoluer notre manière de filmer. Peut-être glisser vers un peu moins de subjectivité, être plus sur une narration "objective", par moments.
Nous avons donc pour cela établi trois différentes manières de filmer, et chaque scène avait seulement une ou deux des trois manières de filmer.
La première correspondait à une caméra quasi à l’épaule qui suit les actions et les personnages d’une manière normale et sans aucun point de vue particulier : nous sommes avec Lazzaro et avec le groupe des personnes, et nous filmons "simplement ce qui se passe devant nous".

La deuxième est une caméra sur pied, fixe, en panoramique ou en travelling où nous nous rapprochons de lui, avec une focale plus serrée qui ne cadre que Lazzaro parmi le groupe ; ou bien, même s’il est seul, il est "décollé" du contexte qui l’entoure. Généralement en contre-plongée. Il est en quelque sorte "magnifié" par le cadre, c’est-à-dire par la manière de le regarder.
Puis la troisième manière de filmer est une notion de point de vue qui se distancie clairement de la narration, avec des cadres plus larges, et le plus souvent en hauteur. Un peu comme une "entité" qui observerait Lazzaro.
Bien évidemment, une fois le film monté, ces différences ne se sentent pas énormément. Et en même temps, si ce principe de filmage était devenu trop visible, il aurait sûrement apporté quelque chose de théorique au film, ce qui n’était surtout pas l’idée de départ, bien évidemment.

Le Super 16, un choix impérieux
Il n’y a (en tout cas pour l’instant) que le Super 16 qui corresponde à la forme et au désir de cinéma d’Alice. Nous pensons que ce support apporte quelque chose d’organique, d’artisanal, qui correspond à une manière de voir un peu différemment le monde. Le rendu du Super 16 dégage une forme de poésie, de "fébrilité d’image" et nous aimons la sensation de nous faire toujours un petit peu surprendre par le rendu des images, quelquefois trop sombres, ou même beaucoup trop sombres, ou trop claires, ou beaucoup trop claires, pas nettes, ou vraiment pas nettes (même si je suis très concernée par le point dans l’œilleton, mais le résultat aux rushes n’est pas toujours ce que je pensais) ou granuleuses ou vraiment beaucoup trop granuleuses… Un peu comme si l’on ne maîtrisait pas tout à fait cet outil, mais que les imperfections de ce format donneront au final un sens visuel au film, une volonté qui ne cherche pas à systématiquement tout maîtriser. Que le résultat des images nous étonne encore nous garde sûrement concernées et concentrées sur ce que l’on fait et comment on le fait, sans avoir d’acquis entre nous. Même si, en toute honnêteté, je peux dire que les années passant, je commence à bien connaître personnellement le rendu du Super 16 mm… Mais je continue un peu le jeu de la surprise, une manière de se laisser en éveil constamment.

Pour les optiques, le choix est assez restreint si nous voulons garder une certaine légèreté ou une définition acceptable (surtout dans les plans larges) : Zeiss Ultra Prime ou bien les Cooke S4.
Quant à la pellicule, il n’y a plus que Kodak.

Les choix de fabrication, axes et lumière
Alice et moi choisissons ensemble les axes, en fonction de sa mise en scène qu’elle élabore sur le plateau. Pas de shot list, pas de découpage en amont. Juste une ligne directrice (comme nos trois différentes façons de filmer). Et comme l’éclairage se fait souvent avant en prélight, bien évidemment nous tournons en fonction aussi des axes lumières pré-établis.
La partie hiver est assez ensoleillée, et nous avons évité au maximum de faire ressentir la campagne en été comme un endroit agréable : le soleil y est plutôt un élément gênant, synonyme de chaleur et d’inconfort lorsque les personnages travaillent dans les champs.
Pour les nuits, nous avons recréé un effet lune (18 kW sur nacelle) et des ampoules qui, à l’image, paraissent assez fortes pour les intérieurs, avec un léger rattrapage de niveau pour ajuster le contraste. Nous avons utilisé pour cela des projecteurs LED Arri L10 et L7, en réflexion (projecteurs que j’apprécie particulièrement).

Comment et pourquoi, en postproduction, ne pas succomber à la perfection
En postproduction, lors de l’étalonnage - en numérique car les images ont été scannées - nous avons essayé de garder "les défauts du rendu" en Super 16. Comme pour Les Merveilles, son précédent film, nous ne voulions pas lisser les images. Avec Dirk Meier, notre étalonneur, nous nous sommes un peu "auto censurés" et n’avons pas cherché à améliorer systématiquement les images par des outils d’étalonnage qui amèneraient le film vers une qualité de fabrication peut-être trop standardisée.
J’ai dû, bien évidemment, utiliser les avantages de l’étalonnage en numérique pour aider à remonter des niveaux de pénombre dans lesquels j’étais allée un peu trop loin. Mais les défauts de point, de grain, de cadre et de lumière sont assumés.

J’apprécie de "commettre" des erreurs techniques en tant qu’opératrice avec Alice, car je sais que nous cherchons une écriture, et que toute erreur fait partie de notre recherche. Le "techniquement parfait" l’ennuie, et dans Lazzaro felice, nous sommes allées assez loin dans le techniquement imparfait.
Et j’en suis ravie.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Photos : Simona Pampallona
Copyright : Tempesta