La lumière du Cambodge
par Alain Choquartci-dessous " La lumière du Cambodge ", un article paru dans le n° 549 (novembre 2004) dans lequel Alain Choquart s’entretient avec Dominique Maillet sur son travail sur Holy Lola de Bertrand Tavernier.
L’histoire se déroule en grande partie en ville et comporte de nombreux décors dans lesquels les personnages sont appelés à revenir fréquemment. Nous avons compliqué les choses en décidant de tourner Holy Lola dans sa chronologie ! Il s’agissait d’accompagner les comédiens dans la progression de la psychologie de leurs personnages. A ce titre, l’image devait traduire à chaque fois une nouvelle manière d’appréhender un même décor, chaque lieu devant finalement être traité en fonction de l’évolution des émotions. Ce qui réclame une vue d’ensemble de l’histoire assez maîtrisée mais permet aussi de s’accorder de grands principes (comme rendre par exemple la tonalité de la chambre du couple de plus en plus chaude au fur et à mesure que les personnages l’investissent...) tout en gardant à l’esprit la nécessité de continuer sans cesse de découvrir le film. Parce qu’autant il faut prévoir et préparer les choses, autant il faut savoir qu’il peut toujours exister une voie plus intéressante que celle à laquelle nous avons pensé. Se souvenir de ce qu’Hemingway disait aux jeunes écrivains : « Travaillez tous les jours de 8 h à 18 h, mais arrêtez-vous à 18 h... surtout si vous avez une idée géniale ». Il vaut mieux arriver le matin avec une idée géniale (quitte à ne pas la développer) que de ne rien avoir à se mettre sous la dent. Dans notre métier, il est indispensable de ne pas arriver sur le plateau devant la page blanche, cela rend encore plus libre pour se laisser surprendre par les événements.
Durant le tournage, j’ai souvent pensé au travail de Sebastiao Salgado, un photographe qui a témoigné toute sa vie d’événements forts dans des lieux réels avec des photos qui conjuguent la présence humaine, la puissance architecturale même dans les constructions les plus modestes et la façon toujours particulière dont la lumière s’approprie un endroit. Il n’était de toute façon pas question pour nous d’arriver de façon " hollywoodienne " dans les orphelinats, d’installer des projecteurs partout et de bouleverser le quotidien des enfants. Autant nous avons, avec Bertrand Tavernier, souvent réalisé des plans très compliqués afin de favoriser une certaine liberté de mouvement des comédiens, autant nous leur avons ici souvent imposé des déplacements pour que leur jeu s’inscrive dans la lumière. Parce qu’en l’utilisant sous certains axes bien précis, la lumière naturelle était extrêmement belle. Par ailleurs, cette manière de procéder convenait très bien aux personnages qui sont eux-mêmes un peu perdus dans ce pays et qui subissent l’environnement plus qu’ils ne s’en emparent.
Favoriser dans certains lieux " forts " l’architecture plus que la mobilité exprime le chemin de croix de l’adoption, l’impuissance, les désillusions face aux difficultés administratives ou au commerce mafieux dont certains tirent profit. Dans ces plans qui sont alors plutôt larges, c’est le positionnement pictural des personnages dans l’image qui induit à ce moment-là le retrait ou la pudeur ou au contraire la mise en avant. Dans les grands moments de désarroi du couple, nous avons choisi de les filmer parfois sur des fonds extrêmement clairs et violents (une grande bâche plastique qui protégeait du vent un immense réfectoire-dortoir par exemple) pour les perdre dans un environnement qui n’évoque aucune douceur, aucune issue. Il aurait certes été plus " exotique " de les placer sur un fond qui valorise l’extérieur, mais filmer les personnages devant ce grand polyane à la transparence trouble rendait l’ensemble plus étrange, car impalpable. Certains lieux doivent être plus forts que les personnages eux-mêmes, c’est d’ailleurs ce que les acteurs et les techniciens ressentaient en pénétrant dans ces innombrables orphelinats.
En ce qui concerne les décors de jour de l’hôtel, de l’ambassade, des différents bureaux ainsi qu’en extérieurs, j’ai travaillé avec de grosses sources HMI (un 18 kW, un 12 kW et trois 6 kW) tout en utilisant autant que possible la lumière solaire que je rééquilibrais avec de grands panneaux réflecteurs. Dans les très grands décors intérieurs, je recherchais les brillances et faisais mouiller sol et murs pour que la lumière " accroche " mais laisse en même temps les lieux dans une semi-pénombre. Sinon, en intérieur, j’ai travaillé avec de petits Jokers équipés de chimeras. Dans la majorité des décors réels, les plafonds sont bas pour que le soleil, très violent, ne pénètre pas trop et aussi par économie de construction car le Cambodge est un pays pauvre.
En studio, j’ai donc refusé la lumière zénithale en préférant une lumière issue d’une fenêtre ou provenant d’une lampe parfois plus basse que le lit de manière à faire ressentir la faible hauteur du plafond. Les décors les plus difficiles à éclairer ont été les maisons des paysans construites sur pilotis dans les rizières. Le lieu de vie est au niveau du sol, sous la maison (donc là encore bas de plafond !) et cet espace délimité par les pilotis est ouvert à 360° sur l’extérieur, un extérieur inondé d’une lumière violente et un semi-intérieur dense. Du fait du climat, l’ombre est très puissante à l’endroit où les gens vivent : c’est une ombre très noire à l’œil et dans laquelle on ne sent absolument aucune direction de lumière. Pour ne rien arranger, ce sont des lieux où les accès de lumière sont difficiles. Il arrivait que le 18 kW ne parvienne même pas à passer entre les pilotis alors qu’il demeurait la seule source capable de " décrocher " l’ombre pourvu qu’on puisse l’approcher à trois mètres du personnage...
Je suis parti en repérages avec une caméra et des émulsions différentes que je voulais tester pour ne pas avoir d’a priori face à la lumière que j’allais trouver. J’en ai finalement utilisé quatre. D’abord, l’Eastman EXR 50D 5245 parce qu’elle affiche une grande justesse de rendu et de couleurs. C’est une pellicule indispensable quand il y a autant de soleil et de lumière et qu’on veut conjuguer d’immenses paysages avec le grain de la peau des comédiens. Dans les orphelinats - parfois d’anciens cloîtres ou monastères datant de l’époque coloniale dont les arcades faisaient alterner des éclats de lumière solaire et des zones de pénombre très noire où les enfants allaient se protéger - j’ai tourné sans lumière d’appoint avec la Kodak Vision 250D 5246. Grâce à sa sensibilité, j’ai pu entrer dans les ombres en acceptant la surexposition d’arrière-plans qui ne " bavent " pas. C’est une pellicule très souple à ce niveau-là. Tourner avec une sensibilité moindre m’aurait fait perdre de la profondeur de champ et m’aurait contraint à délimiter une zone de netteté dans l’image, ce qui aurait été dommage avec 50 enfants dans un même dortoir. J’avais également envie de profiter de la dureté des noirs de cette pellicule (encore une référence à Salgado). La Vision2 5218, je l’ai utilisée pour les scènes de studio : non pas pour donner de la profondeur de champ parce que j’avais amplement de quoi éclairer, mais parce que c’étaient les scènes qui devaient avoir le rendu le plus doux, le plus coloré et le plus chaud. La Vision2 5218 permet d’avoir des noirs très purs tout restant très tolérante dans les hautes lumières. Avec elle, on peut filmer des ampoules nues sans en perdre le détail ou avoir des lumières très faibles sur les comédiens sans que cela ne " grise ". Souvent, je sous-voltais les sources et je filtrais avec un 85 pour réchauffer davantage encore l’image. J’ai enfin utilisé de la Kodak Vision 800T 5289 pour plusieurs scènes de rues la nuit, uniquement éclairées par des sources existantes. Il nous est ainsi arrivé d’installer quatre roulantes de marchands de fruits équipées de tubes fluo pour silhouetter les comédiens (aidés en cela par la poussière de la rue) ou bien de les éclairer en se servant en contre-jour de trois ou quatre phares de mobylettes et voitures. Cette pellicule est formidable pour voler des plans même s’ils demandent à être précis pour ne pas tomber dans des valeurs de gris. Elle m’a permis de donner un côté " polar " qui fonctionne bien dans les scènes de grande solitude urbaine nocturne où la lumière est finalement là pour exprimer davantage la présence des autres qu’éclairer la scène proprement dite...