"Là où s’évanouissent toute ambition et toute vanité"

Par Ralph Eue


La Lettre AFC n°241

En écho à l’hommage rendu à William Lubtchansky, AFC, vendredi 4 avril 2014 à la Cinémathèque française, nous publions ci-après in extenso un texte de Ralph Eue paru dans le catalogue de la Viennale 2010 (Festival International du Film de Vienne – Autriche) qui rendait également hommage, à l’époque, au directeur de la photographie.

Dans un numéro du magazine suisse Du consacré à Jacques Rivette, Iris Hanika dresse un portrait de William Lubtchansky qui s’ouvre ainsi : « Avant la guerre, Kodak exploitait une usine (le genre même d’usine qu’on pourrait voir décrite dans un roman) à Vincennes, surmontée d’une grande cheminée sur laquelle figurait le nom " Kodak ". La famille Lubtchansky habitait la maison d’en face.
 Ces descendants d’immigrés russes et roumains avaient donné à leur fils un prénom anglais : William. Dès que William regardait par la fenêtre, il voyait la cour de l’usine, et dès qu’il levait les yeux, il était frappé par ce nom : " Kodak " ! Les voies de Dieu sont simples, mais à cette époque, le jeune garçon ne pressentait que très vaguement, voire pas du tout, qu’un jour il laisserait derrière lui l’ombre de Kodak, non sans la magnifier au passage. »


Le style du directeur de la photographie William Lubtchansky est forgé par ses expériences et ses souvenirs, d’une manière qui bien souvent échappe à son contrôle : « Pourquoi un opérateur place-t-il sa caméra à tel endroit plutôt qu’à tous les autres qui s’offrent à lui ? », s’interrogeait-il lors d’un entretien accordé aux Cahiers du cinéma au début des années 1980. « Pourquoi voit-il une scène lumineuse ou sombre, avec une dominante verte ou une dominante bleue ? Nos actes créatifs sont déterminés entre eux par la richesse de l’expérience que nous avons accumulée tout au long de notre vie. Voilà pourquoi les directeurs de la photo ont des signatures très différentes les unes des autres. »

« Qu’on le veuille ou non, les opérateurs ont un style. Ils ont une certaine façon de travailler, de percevoir un film, un scénario. Mis à part le premier film que j’ai fait, j’ai toujours gardé la même ligne, en essayant de l’affiner, de l’améliorer. »

On pourrait lire ces propos comme l’expression d’un rejet à l’égard de l’idéal de l’œuvre achevée et parfaitement équilibrée ; et en effet, c’est peut-être cette idée même de progression et d’amélioration, d’avancée continuelle, voire ce sentiment d’un savoir concernant un point de perfection inaccessible, qui a poussé Lubtchansky à essayer encore et encore : « De même que les metteurs en scène essaient d’approfondir leur manière et d’aller de plus en plus loin, les opérateurs ont toujours un peu en tête la même image, qu’ils ne parviennent jamais à réaliser parfaitement et qu’ils poursuivent de film en film. Avec des possibilités ou non de la faire. […] Que je le veuille ou non, j’impose ma " patte " sur un film. C’est une affaire de goût. Il y a des choses dont j’ai horreur. Par exemple mettre un projecteur derrière la caméra et éclairer dans l’axe, à la face, éclairer donc autant le personnage que le décor qui se trouve derrière : je ne peux pas le faire. »

En tant que chef opérateur, Lubtchansky possédait en effet un sens très fort du contraste : « J’aime les contrastes très prononcés, les images sombres contrebalancées par des zones très éclairées. Je suis un peu myope, mais la plupart du temps je ne porte pas de lunettes. D’ailleurs, je persiste à croire que mon travail serait différent si j’en portais. Il est possible que j’aime les lumières très accentuées simplement parce que j’essaie tout le temps de faire le point sur la scène. Mais évidemment je visionne toujours les rushes avec mes lunettes sur le nez ! ».
Un des épisodes les plus éprouvant de la biographie de Lubtchansky est sans doute celui de sa collaboration avec Jean-Luc Godard. Les deux hommes se connaissaient depuis 1965 ; trois ans après leur rencontre, le caméraman assistait le cinéaste dans la production de quelques Cinétracts réalisés pour le Groupe Dziga Vertov, et la même année Lubtchansky était directeur de la photographie sur Un film comme les autres de Godard. L’expérience se renouvelle sur Ici et ailleurs (1974), et peu après Godard le contacte pour transférer les prises vidéo existantes de Numéro deux (1975) sur film. Les laboratoires consultés proposant tous des résultats absolument inacceptables à des prix exorbitants, Lubtchansky refilme toutes les scènes en 35 mm ; finalement, il se retrouve avec deux ou trois écrans de télévision dans une seule scène, installés dans le studio vidéo de Godard à Grenoble, ainsi qu’avec M. Godard lui-même, critiquant les manœuvres en cours avec son scepticisme coutumier. Ce travail était un projet de bricolage absolu, une réflexion filmique à laquelle l’installation technique a concrètement donné corps — et non l’inverse, c’est-à-dire l’installation comme simple moyen de tracer une trajectoire de réflexion.

En 1982, Lubtchansky a déclaré à propos de Godard : « Quand un film est terminé, Godard trouve inacceptable que les gens rentrent chez eux. Il aimerait avoir une sorte de centre où les gens vivraient ensemble et feraient des films tout au long de l’année — une espèce de communauté au sein de laquelle travailler sans discontinuer. On produirait un film de temps en temps, mais les gens travailleraient tous les jours — pour trouver par exemple la meilleure façon de filmer telle ou telle chose. Godard pense qu’on ne devrait jamais s’arrêter de travailler. Il a raison.
Je crois que dans cette profession, on perd tout ce qu’on a acquis quand on s’arrête de travailler pendant de trop longues périodes. Or c’est seulement en pratiquant qu’on apprend. Par conséquent, ceux qui n’ont jamais cessé de travailler en savent davantage que ceux qui ne travaillent qu’un mois par an. […] Godard aurait voulu que je vienne vivre à Grenoble. Mais chacun vit comme il vit, et là où il vit. Son idée est utopique. »

Lubtchansky a toujours admiré Godard (du moins jusqu’au début des années 1990) — intellectuellement. C’est probablement pour cette raison qu’il n’a cessé de travailler et de retravailler avec lui sur de très longues périodes (avec certes de nombreux interludes) — leur dernière collaboration datant de Nouvelle Vague (1990). Godard, quant à lui, appréciait énormément Lubtchansky et le tenait explicitement à l’écart de ses attaques cyniques envers les techniciens, au sujet desquels il dit un jour : « Les techniciens qui travaillent sur un film aiment peut-être le cinéma, mais le cinéma ne le leur rend pas du tout. » Toujours est-il que Godard et Lubtchansky n’ont jamais été très proches.
Sur Sauve qui peut la vie (1979), Lubtchansky était un des trois opérateurs prévus au départ. Vilmos Zsigmond, le troisième, avait été écarté du projet avant le premier jour de tournage ; Renato Berta était l’opérateur n°2. Apparemment, l’idée de Godard était de faire appel à trois « interprètes de la lumière » différents. « Il [Godard] avait toujours du mal à comprendre comment on fait la lumière. Alors il s’était dit qu’en nous prenant tous les deux, on en discuterait ensemble, ce qui lui permettrait de mieux comprendre de quoi il retournait. C’était son idée au début du tournage. Mais finalement on a beaucoup moins parlé du traitement de la lumière que prévu. […] On formait vraiment une drôle d’équipe… Alors on s’est partagé le travail : Berta s’occupait de la lumière et moi du cadre, ou l’inverse. Il n’y avait aucune hiérarchie entre nous. Comme on avait chacun notre manière de travailler, nos conceptions de la lumière étaient souvent contradictoires. Bien que je connaisse le style de Berta, et qu’il connaisse le mien, on avait chacun nos préférences. J’aime travailler avec la pénombre et des contrastes très forts, alors que Berta a une approche très douce de la lumière. Si j’installais un projecteur, il me disait : " Tu ne crois pas qu’on devrait le recouvrir avec un morceau de tulle, pour adoucir la lumière ? " C’était le genre de problèmes qu’on avait. […] Après tout, la lumière d’un film n’obéit à aucune règle stricte. On a une idée ou on n’en a pas — ce genre de choses ne peut pas être défini en détails à l’avance. »

La compétence technique, pour William Lubtchansky, semble n’avoir jamais été une affaire de prestige. Nécessaire ? Assurément. Suffisante ? Non. Lubtchansky brillait plutôt par une aptitude non dogmatique à la flexibilité et un sens de l’intuition quasi médiumnique lui permettant d’anticiper les idées de mise en scène des cinéastes avec lesquels il travaillait, qui comptaient sur sa créativité pour satisfaire à tous les aspects et exigences de leurs films les plus divers — le tout sans la moindre abnégation, que ce soit sur le plan humain ou technique.
Ce sont ces traits de caractère qui ont conduit Claude Lanzmann à faire appel à Lubtchansky pour son premier film, Pourquoi Israël. Lorsque le projet a débuté, ce dernier savait simplement qu’il devait s’agir d’un documentaire sans aucuns commentaires : un compte-rendu subjectif réalisé depuis et sur Israël, c’est-à-dire consacré à la perception que les Israélites issus de milieux sociaux et géographiques très divers ont d’eux-mêmes, de l’état et de son histoire. Le film devait présenter une série de rencontres avec des membres de la première génération de colons, des immigrants récemment arrivés d’Union Soviétique, des ouvriers, des intellectuels, des jeunes soldats, et des policiers — tout, donc, sauf des propos convenus d’experts.
Le tournage lui-même fut plutôt simple. Le projet avait été bien préparé, mais la mise en scène des rencontres fut volontairement minimale. Les situations étaient improvisées, laissant la vie s’immiscer dans le champ. L’attention et la concentration qu’exige le film accélère aussi le rythme cardiaque du public. Dirons-nous, avons-nous le droit de dire, que Pourquoi Israël est un film passionnant ? Oui, sans hésitation. Il nous offre des instants singuliers, fugaces, qui plus jamais n’auront lieu.
Lorsque Lubtchansky et Lanzmann consacrent la longue première vignette du film à un jeune couple tout juste arrivé d’Union Soviétique, la caméra capture l’humeur et l’état d’esprit de ces nouveaux venus circulant en voiture dans la banlieue de Tel Aviv. Lubtchansky n’enregistre pas seulement la situation, il capte l’essence du moment et nous la restitue : ce ne sont pas des touristes admirant le paysage qui défile devant leurs yeux, mais des gens bien décidés à vivre leur vie dans cet endroit ; bien décidés à ce que l’étranger leur devienne familier.

Lubtchansky a conçu de nombreuses scènes de films se déroulant à Paris — sur les lieux eux-mêmes, ou dans des décors qu’il a reconstitués de toutes pièces. Ce qui l’intéressait avant tout était l’idée de créer une zone d’ombre, semblable peut-être à ce que Julien Green a pu dire du livre idéal sur Paris (encore à écrire) : une longue marche sans but, où l’on ne trouve rien de ce qu’on cherche, mais beaucoup de choses qu’on n’a jamais cherchées. Sa seconde intention était d’éviter l’imitation : « L’imitation, c’est bon pour ceux qui n’ont aucun talent ni aucun don. Non, tout ce qu’on peut faire, c’est essayer de créer des choses équivalentes avec ses propres moyens. […] Quand je pensais à la ville, je la reconstruisais en imagination, et je remplaçais sa présence physique par quelque chose d’autre, quelque chose de presque surnaturel que je ne peux pas décrire précisément. […] La ville ne sourit qu’à ceux qui l’envisagent avec bienveillance ; elle leur parle d’une voix douce et familière. »

Malgré sa familiarité avec les tournages très rapides, voire parfois précipités, des cinéastes de la Nouvelle Vague, Lubtchansky préfère s’inscrire dans la tradition cinématographique des sculpteurs de lumière*. Son amour pour le noir n’a d’égal que sa haine du gris insipide : « Au fil des années, j’ai développé mon utilisation des lumières ponctuelles de manière à ce que les comédiens puissent aussi bien entrer dans cette lumière qu’y disparaître. J’aime la façon dont les passages de la lumière à l’ombre produisent sans cesse des effets inédits. J’ai ainsi créé un système qui a rendu presque inévitable que je mette non seulement au point la lumière d’une scène, mais aussi que je manie moi-même la caméra. L’appareil d’enregistrement portable est devenu une troisième force à part entière, à côté de la lumière et des mouvements des comédiens. »

Traduit en langage musical, le style de Lubtchansky pourrait être dit " acoustique ". Non qu’il travaille sans fils ni électricité, bien sûr, mais le champ sémantique du mot convient bien, car ses performances s’effectuent le plus souvent dans des cadres restreints, avec pour but d’atteindre directement le public au sein d’une atmosphère personnelle — des bœufs improvisés dans un bar, dirait-on pour filer la métaphore, plutôt que des concerts homériques.

C’est avec le noir et blanc que le style de William Lubtchansky a acquis son caractère le plus distinctif — et dans son travail avec Danièle Huillet et Jean-Marie Straub qu’il a atteint son degré d’élaboration maximum : « Comme dirait Jean-Marie Straub, chaque nouveau jour de tournage implique de " se laver les yeux et les oreilles ". Tolérance zéro pour le goût superficiel. À Cuba, une fois par an, on envoie les intellectuels travailler dans les champs de canne à sucre ; moi, une fois par an, je tourne avec Straub/Huillet. »
La première collaboration de Lubtchansky avec les Straub date d’Amerika - Rapports de classe (1983). Inspiré à l’origine, et formellement très influencé, par sa collaboration avec Rivette, ce travail marque un passage de la grâce à la rigueur, deux termes qui fonctionnaient ensemble pour lui, au même titre que ceux de raison et de sensibilité. Plus tard, il dira de ses diverses expériences avec Rivette et Straub/Huillet qu’elles correspondaient systématiquement au déplacement temporaire d’un lieu de résistance à un autre.

Alors que Rivette déléguait entièrement le cadrage à son opérateur, mais discutait des réglages de la lumière (ou plutôt du déficit de lumière) pendant des heures, Jean-Marie Straub, sur Amerika - Rapports de classe, tenait absolument à régler les cadrages, mais laissait tout le temps qu’il voulait à Lubtchansky pour mettre au point la lumière. Lubtchansky a dit un jour qu’ils n’avaient parlé de la lumière qu’une seule fois : lorsque le tournage lui-même avait commencé — avant d’ajouter qu’à cette occasion, Straub avait déclaré ne vouloir que du noir et blanc, comme sur Duelle (1976).

Lubtchansky était connu pour sa générosité et sa gentillesse envers ses collègues : « Le cinéma est un milieu de requins, mais j’aime dire à mes collègues combien j’apprécie leur travail, et partager avec eux mes découvertes. » Il n’aspirait à aucun titre particulier.
En 1987, Lubtchansky a tourné Comédie ! avec Jacques Doillon. Le film bénéficiait d’un budget relativement important. Jane Birkin et Alain Souchon jouaient les rôles principaux. Neuf ans plus tôt, Doillon réalisait La Femme qui pleure avec Dominique Laffin et lui-même. Le film, dont Yves Lafaye était le chef opérateur, avait très peu d’argent. Les endroits où furent tournés ces deux films étaient en grande partie les mêmes, notamment les maisons des acteurs principaux : « Lafaye était parti avec très peu de matériel. C’était un principe de départ, cohérent avec les moyens dont il disposait. Il a fait la photo qu’il pouvait faire, en se servant de la lumière naturelle qui arrivait par les fenêtres, sans travellings, en panoramiques ou en plans fixes. Pour Comédie au contraire, j’avais plus de moyens, j’avais les moyens de rouler, un Elemack et des machinos, j’avais des gros projecteurs qui permettaient d’éclairer par les fenêtres, et j’ai fait la photo que m’ont permis de faire ces moyens-là. Elle n’est pas mieux que celle qu’a faite Lafaye, elle est totalement différente. Chaque film a la photo qui correspond à ses moyens. […] La forme est souvent le résultat d’obstacles ou de contraintes qu’on a réussi à dépasser. J’ai déjà travaillé sur des films, comme Le Pont du nord de Jacques Rivette, pour lesquels on s’était dit : " On n’éclaire pas du tout ", mais c’est un énorme travail de préparation pour trouver les endroits où on peut ne pas éclairer. Il faut trouver l’adéquation entre les contraintes — c’est-à-dire avant tout, le temps et les moyens — et les prérequis d’une stratégie esthétique qui, elle, ne varie pas. »

Lubtchansky estimait les projets qu’on lui proposait selon leur " température de fonctionnement ". Pour qu’il décide de s’engager avec raison et sensibilité dans un projet, il fallait que celui-ci dénote un certain positionnement vis-à-vis de l’infrastructure mentale de l’industrie du cinéma : « Le cinéma français établi a tendance à privilégier un certain style de tournage en lieux réels qui a un effet délétère sur les gens qui y travaillent. Si on veut tourner dans une rue, il faut appeler la police pour qu’elle vous aide à verrouiller tout le quartier. Et si une voiture vous dérange, sept gars vont la déplacer sur le trottoir d’en face sans rien demander à personne… Et les gens qu’on embauche pour ce genre de boulot sont payés 350 francs la journée. On leur dit que la rue doit être déblayée du numéro 10 au numéro 20, et ils ont carte blanche. Ils vont déplacer des voitures sans rien demander à leur propriétaire et casser des trucs sans les réparer. Quand vous fonctionnez comme ça depuis dix ans, il ne vous vient pas à l’esprit de faire autrement.
On n’imagine plus de faire un film à gros budget dans lequel on étendrait un grand tissu blanc sur tout le décor pour obtenir la lumière qu’il faut. Ou inversement, on ne se dit plus jamais qu’on va tourner en extérieur : tout simplement, en vitesse, sans verrouiller le quartier ni faire appel à la police. »

Deux dames âgées vivent dans une vieille propriété délabrée qui fut jadis une maison majestueuse, dans la province française. Au cours de leurs activités quotidiennes, elles se battent contre des vendeurs, courtiers et autres mercenaires des temps modernes. Avec une lenteur élégante, et une bonne dose d’obstination, elles se cramponnent au style de vie qui leur est propre. Le brocart est râpé, les intérieurs ont subi les dommages du temps, un gramophone crépite. Le petit salon est plongé dans la pénombre, le vent fait craquer les poutres et soulève des nuages de poussière au-dessus des meubles.

La Chasse aux papillons (1992) de l’exilé géorgien Otar Iosseliani est aussi bizarre et adorable que ces deux vieilles dames. Avancer avec une telle affabilité sans se hâter de conclure — en rendant justice, ou injustice, à l’un ou l’autre des comédiens — et s’assurer finalement que ces activités éminemment individuelles qui se déroulent sous nos yeux soient chargées de quelque chose que nous pourrions appeler, un peu maladroitement, " la vie ", pourrait bien être le souci principal de Lubtchansky dans ses films. Toute l’action de La Chasse aux papillons — qui se déroule en automne — est lustrée d’un vernis aux couleurs des feuilles d’arbres en octobre. Chaque scène sans exception est imprégnée d’un caractère éphémère et de transformation, et traversée par un mouvement permanent, lequel n’a pas toujours de fonction particulière, mais se suffit plutôt à lui-même, comme une machine en rotation perpétuelle — ce qui empêche tout basculement dans une nostalgie statique et néanmoins confortable.
Le film n’est pas conçu pour parvenir à des solutions dramaturgiques toutes faites, et encore moins à des solutions répondant à l’équation cause + effet = vraisemblance.
Un moment éblouissant de La Chasse aux papillons : lorsque le propriétaire du château finit par mourir, les amis et les proches du défunt se réunissent pour dîner dans le grand salon du château. Tout le déroulement de la soirée — qui s’accompagne de chants, de frustrations, de sarcasmes et de petites altercations — est résumé en une séquence de cinq minutes découpée en cinq scènes très complexes. L’atmosphère de la situation est ainsi saisie avec une maîtrise remarquable, et notamment un contrechamp très espiègle ; des petits groupes se détachent sans arrêt de l’assemblée des convives, pour bien sûr mieux reprendre place quelques instants plus tard au sein de la tapisserie générale. À la fin s’achève ce qui a dû être un banquet de quatre heures. Dehors, des chiens se sont mis à aboyer. L’assemblée se disperse. Des vapeurs d’alcool flottent dans l’air. La nuit semble déjà bien entamée.
Cette scène magistrale repose sur une véritable alchimie entre les membres de l’équipe du film — la parfaite alliance du jeu des comédiens, de la conception de la lumière et de la fluidité des cadrages. Sans parler de la production, du montage et du son. Une temporalité organisée — expression filmique fondamentale — se déroule devant nos yeux. L’événement lui-même est représenté comme un élément parmi d’autres au sein du tout de l’espace.
Avec une aisance absolue, la dramaturgie apparemment involontaire de Cassavetes — il y a une scène de repas tout à fait semblable dans Femme sous influence — s’allie aux desseins surréalistes et méchants de Buñuel et à l’humanitarisme gauche et absurde, mais tout en gentillesse, de Tati.

À l’occasion de sa participation au jury du festival de Cannes, en 1993, William Lubtchansky a expliqué à un journaliste de Libération qu’un film était pour lui, dans l’idéal, une affaire globale. C’est très simple en réalité (et très difficile aussi), et cela rappelle la description que fait Tarkovsky dans son livre Le Temps scellé : « On peut déplacer des montagnes si les gens qui œuvrent ensemble à la réalisation d’une idée — au-delà de leurs différences de caractère, de tempérament et d’âge — deviennent un peu comme une famille, portés par la passion qu’ils ont en commun. Si une atmosphère authentique de création se développe au sein d’une telle communauté, la question de savoir qui est à l’origine de telle ou telle idée, qui a pensé à tel gros plan ou à tel effet de lumière génial, ou à filmer un objet avec tel angle particulièrement avantageux, devient totalement accessoire et déplacée. Par conséquent, il est absolument impossible de parler du rôle prédominant du caméraman, du réalisateur ou du décorateur. La scène filmée devient simplement organique, ce qui signifie que toute ambition et toute vanité disparaissent. »

La femme de Lubtchansky, Nicole, a réalisé le montage de nombreux films dont il a fait la lumière. Depuis 1996, il travaillait aussi très souvent avec sa fille Irina comme assistante opératrice. En 2009, il confia à cette dernière le rôle à part entière de chef opérateur sur 36 vues du Pic St. Loup, le dernier film de Jacques Rivette. L’histoire légère de Rivette, semblant retracer à la hâte les faits et gestes d’un cirque ambulant, est aussi un drame familial inhabituel — inhabituel non seulement parce que ce drame donne le sentiment de la " vraie vie ", rare au cinéma, mais aussi parce que l’histoire se trouve dotée, par ce fait même, de véritables ailes.
Au cours d’une émission de radio française consacrée au film de Rivette, père et fille firent mentir tous ceux pour qui le passage d’une génération à une autre équivaut à un déclin : « Si vous voyez le nom de Lubtchansky au générique, vous aurez du Lubtchansky ».

Ralph Eue est éditeur, conservateur et traducteur. Il vit la plupart du temps à Berlin. Il est rédacteur en chef de la revue Recherche Film und Fernsehen de la Deutsche Kinemathek Berlin. Il publie régulièrement des articles dans des revues culturelles ou de cinéma, et pour des journaux et des rédactions de chaînes radiophoniques, parmi lesquels Bauwelt, Neue Zürcher Zeitung, Tagesspiegel, Falter et RBB Kulturradio. Il enseigne la Communication Sociale et Économique à l’Université des Arts de Berlin, au Département de Scénographie de l’Université Mozarteum de Salzburg et à l’Académie Allemande du Cinéma et de la Télévision de Berlin.

William Lubtchansky
Né le 26 octobre 1937 à Vincennes. Ancien élève de l’École nationale supérieure Louis-Lumière, l’une des plus vieilles écoles de cinéma françaises, il a travaillé comme assistant opérateur pour Andres Winding, Willy Kurant et Agnès Varda. Depuis 1968, date à laquelle il réalisa la photographie du Temps de vivre, de Bernard Paul, il a travaillé en étroite collaboration avec certains des plus grands réalisateurs européens pendant plus de quarante ans, et a joué un rôle déterminant dans le travail de nombreux cinéastes modernistes, parmi lesquels François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Jacques Doillon, Claude Lanzmann et Otar Iosseliani. En 2008, il a réalisé la photographie de son dernier film, La Frontière de l’aube, de Philippe Garrel. William Lubtchansky est mort le 4 mai 2010 à Paris.