La place du laboratoire

Par Thibault Carterot, Président de M141

par M141 Contre-Champ AFC n°318

J’ai lu avec beaucoup d’attention les échanges entre Caroline Champetier et Martin Roux, l’article de Pierre Cottereau et plus récemment celui de Céline Bozon. Je me suis senti bien sûr très concerné par toutes ces réflexions et expériences. Elles soulèvent nombre de problématiques passionnantes et posent en fin de compte la question de la place du laboratoire aujourd’hui dans la création de l’image. C’est une question que je me pose et que je veux continuer de me poser tous les jours.

La première chose qui me frappe dans vos ressentis, c’est l’impression que les laboratoires ne sont plus intéressés par faire de la recherche, comme c’était le cas par le passé. Qu’ils sont devenus, comme le dit Pierre, des « airbnb » de la location de salle d’étalonnage.
Si c’est vrai économiquement (j’aurais l’occasion de développer – nous ne facturons en réalité que cette prestation), je trouve le constat sévère. Nous avons commencé à nous intéresser à l’étalonnage au moment où de nouveaux logiciels se développaient comme Resolve ou Baselight ; et des nouvelles caméras apparaissaient, comme la RED. De nombreux chefs op’ se sont tournés vers nos nouveaux laboratoires parce qu’ils utilisaient ces nouveaux outils. (Comme Caroline chez Amazing, par exemple).
Mon sentiment est que les laboratoires traditionnels n’ont pas su s’adapter assez vite à la révolution qu’amenaient ces nouveaux workflows, où il était désormais possible de changer la debayeurisation plan par plan, de tester d’infinies façons d’afficher son image. Ils n’ont pas innové assez vite dans ces nouveaux process, qui permettent aux chefs op’ sur les tournages et aux laboratoires de partager le même outil, d’être plus réactif dans toutes les étapes de posproduction. Je me souviens de l’enthousiasme d’un étalonneur que connait bien Pierre qui travaillait dans un gros labo et qui venait ici le soir ou le week-end étalonner des courts métrages sur Resolve.

Ma première volonté a été de construire une structure qui ne dépende d’aucun organisme financier. Avec comme préoccupation une chaîne solide et saine : qu’il y soit impossible de perdre le moindre rush et que toute la chaîne image soit cohérente. J’ai voulu aussi développer notre propre département livraison, pour pouvoir maîtriser nos éléments jusqu’au bout. Dans la situation économique où se trouvent les industries de postproduction, avoir la bonne taille de laboratoire m’apparaît cruciale : trop gros conduit à ce que nous avons connu par le passé : des structures lourdes qui disparaissent. Trop petit rend difficile d’investir dans la recherche, d’avoir des personnes dédiées à la gestion de la couleur par exemple.
Cette construction a pris du temps, je le sais, et n’a pas toujours été facile. Mais même débordés par moment, nous sommes toujours restés curieux : constatant leur avancée dans les pipes image et le conseil, nous avons investi dans des Baselight, ainsi que tout ce qui se faisait comme matériel de calibration, tous types de projecteurs (Christie, Barco, Sony), testé et comparé tous les workflows possibles sur les deux stations, passé la certification Dolby Vision, rejoint le programme NP3 Netflix, etc.

Ces deux dernières années, avec l’arrivée du HDR, la révolution numérique s’est encore complexifiée. Beaucoup de chefs op’ et d’étalonneurs sont déstabilisés par les process color-managés qui n’ont plus l’image logarithmique comme base de départ. Certains labos VFX ont beaucoup de mal à intégrer les pipes colorimétriques requis par ce format. Pierre, tu parles de « traitement anarchiques des VFX », et cela correspond bien à cette évolution qui change énormément les habitudes de tout le monde. Beaucoup ne comprennent plus qu’on ne puisse partir de leur Log et d’appliquer une LUT film. Tous les jours, nous essayons d’expliquer, de guider nos différents interlocuteurs dans ces univers complexes.
Parmi toutes ces évolutions frénétiques, où se situer ? Question très délicate pour le labo. Nous accueillons des couples chefs op’/étalonneurs qui ont une connaissance très fine des workflows, certains viennent avec leur Color Scientist, d’autres ne font confiance qu’à leur étalonneur, certains sont complètement perdus.

Nous nous efforçons d’abord de nous placer sur ce qui est juste techniquement : un pipe HDR clean, des sorties/entrées VFX compatibles qui conservent toute la latitude originale. Ensuite, nous conseillons des workflows qui sont définis par les constructeurs de caméra, ou conseillés par les Color Scientists de Resolve ou Baselight, avec qui nous échangeons constamment, et notamment sur ce qui se fait aux États-Unis. Personnellement, Je ne pense pas qu’il existe une seule bonne façon de développer son image. Un seul bon vert ou une seule bonne couleur de peau. Lorsque je regarde le travail de blanchissement des peaux de Bruno Dumont, comme par exemple sur Le Petit Quinquin, ou au contraire le traitement baroque sur son dernier film, France, je suis très loin de penser qu’il y a un beau absolu que l’on peut obtenir par un procédé mystérieux.

Une image du "Petit Quinquin"
Une image du "Petit Quinquin"

Ou qu’il faut nécessairement se placer en référence de l’émulsion Kodak. Je pense que tout ce travail de recherche est nécessairement empirique. C’est un tâtonnement qui prend du temps, et qui doit avoir lieu nécessairement en amont du tournage. Bien sûr, les études menées par Kodak sont intéressantes, mais je pense que nos outils modernes doivent pouvoir nous affranchir si besoin de cette norme qui répondait aussi à des nécessités industrielles de production. La clef, pour moi, reste le travail de l’étalonneur et du chef op’, combiné à une connaissance très poussée du logiciel. Et le look trouvé est forcément relatif au film.

Prenons l’exemple de Selon la police, dont parle Céline.
Pour ne pas les noyer dans d’infinies possibilités, nous préparons toujours en amont trois propositions de développement pour l’équipe image. Sur Selon la police, après essais et discussions, le choix a été fait de travailler sur Baselight en ACES, en particulier pour sa séparation des couleurs si caractéristique. Donc dans un workflow très normé, très éprouvé. L’étalonneur a choisi d’utiliser un look présent dans la machine. Il leur a plu sur les intérieurs, mais a fini par être une source de frustration pour Céline dans les plans extérieurs. La gestion des saturations de l’ACES est une problématique connue et est normalement traitée lors de l’étalonnage même si ce n’est pas toujours évident. Cela dit, il était hors de question de laisser Céline insatisfaite. Mais modifier un look qui s’intègre au milieu des couches d’étalonnage sans avoir à tout recommencer n’est pas si simple. Ainsi la LUT fournie par le Color Scientist pour adoucir la saturation des verts fonctionne sur un plan mais génère des artefacts sur de nombreux autres. C’est pour cette raison que nous avons dû prendre le temps de développer un look qui conserve l’étalonnage tout en retirant cet effet désagréable sur les peaux en extérieur jour et qui soit techniquement juste – qui ne génère aucune aberration chromatique. Et comme n’importe quel développement, cela a pris du temps. Évidemment, il aurait fallu se rendre compte de tout ceci plus tôt mais je suis pour ma part plutôt satisfait de la solution qui a été trouvée.
Cet exemple permet de se poser de nombreuses questions et en particulier de la place du laboratoire dans le couple chef op’/étalonneur. Se pose bien sûr la question de la maîtrise de l’outil par l’étalonneur et la place du labo une fois que le process a été choisi et que l’étalonnage a commencé.

Sur Selon la police, Céline évoque une expérience difficile et douloureuse, et appelle à ne pas « subir les laboratoires » comme si nous étions d’une certaine manière contre le film. Pourtant, le choix de l’ACES s’est imposé naturellement en concertation et n’est pas un procédé exotique. Le look utilisé par l’étalonneur était un choix purement esthétique sur lequel nous ne sommes pas intervenus, qui a plu à Céline sur les intérieurs et qui a été gardé. Et in fine, nous avons travaillé le look pour en corriger les défauts, pour ce film (encore une fois, ce look n’était sans doute pas le bon relativement à ce film mais par ailleurs il a très bien convenu pour un précédent).
Ces plusieurs jours de développement de ce nouveau look n’ont jamais fait l’objet d’une facturation. Pas plus que les trois jours offerts en plus pour que le film puisse se terminer sereinement. Pour rester dans des considérations économiques, l’un des intervenant de ces articles nous a dit très calmement que ce que facturait les labos pour la création d’un DCP était scandaleux. Qu’il le faisait en un clic sur son ordinateur, que ça ne devrait rien coûter. Sur un projet que nous avons avec l’un des autres intervenants, la production ne nous a pas versé 1 centime, et ce depuis 6 mois, malgré de nombreuses relances.
Il est assez intéressant de noter que le travail sur les essais, la création du look, toutes ces étapes finalement essentielles ne soient jamais facturées. Et que même les lignes traditionnelles soient contestées. Les budgets des postproductions image de films descendent de plus en plus sous les 40 k€. Comment, même en étant passionnés, pouvons-nous investir dans une recherche plus poussée ? Il est injuste de penser que nous ne sommes pas extrêmement concernés par ces questions.

Nous sommes au contraire en demande de d’avantage de recherche. Cette recherche artisanale et empirique doit se faire en amont du tournage. Ainsi nous n’introduisons jamais de limite aux journées d’essais. Lorsque les essais n’ont pas été assez poussés pour des raisons de décor ou de comédiens, nous proposons toujours des cessions de recherche avant le début de l’étalonnage. Il est aussi toujours possible à n’importe quel étalonneur de venir s’entraîner, tester, chercher dès qu’il le souhaite. Nous voulons rester très ouvert et conserver une discussion transparente sur les workflows, le partage d’expérience, etc. Bien sûr, vos différents retours nous ont fait beaucoup réfléchir sur ce que nous pouvions améliorer. Je me rends compte, par exemple, que notre directeur technique doit encore s’adapter, notamment en combinant d’avantage son savoir technique – toujours en perpétuelle tension – et une approche plus artistique, ajustée à chaque film.
Penser que notre motivation serait la seule location de salle et de matériel, vu les enjeux financiers en présence, serait nous accorder bien peu d’ambition. Pour conclure, je dirais que la place du laboratoire reste à définir ensemble, en fonction de vos attentes et de nos moyens, en essayant de vous accompagner du mieux possible et je vous assure que notre envie de servir les films reste entière.