La promotion 2025 du département Image de La Fémis de retour du 32e Camerimage
Des femmes à la direction de la photographie, par Juliette Gaudin
« Ladies, thanks for coming », c’est ainsi qu’a commencé le séminaire Zeiss "Talking Cine Lens Flare, when Art meets Science", comme un pied-de-nez aux propos misogynes du directeur de Camerimage. Au-delà de la résonance médiatique, beaucoup des conférences tenues cette semaine se sont emparées très sérieusement du sexisme persistant de l’industrie. À la conférence "Mythbusting : Color, cinema, camera by BVK ans CSI", ce sont les études et les chiffres qui ressortent ; entre 2019 et 2023, 10 % des longs métrages de fiction européens ont vu la direction de la photographie assurée par une femme, alors que c’est en moyenne 25 % de femmes qui sortent des départements Image des écoles européennes chaque années sur la même période.
Face à cela, Women in Cinematography a choisi la force du collectif. Six directrices de la photographie ont exposé leur travail pendant près de trois heures de conférence autour du thème "Guiding images, from concept to the screen". Nancy Schreiber, ASC, y a partagé son chemin de réflexion à l’abord d’un nouveau scénario : le lire trois fois avant de chercher à l’interpréter, puis le lire régulièrement en entier pendant le tournage, presque tous les jours, pour replacer chaque plan tourné dans la continuité du film.
Rachel Clark, directrice de la photographie du remarqué Edge of Summer, de Lucy Cohen, en compétition pour la "Meilleure image pour un premier film", partage quant à elle la première question qu’elle se pose sur chaque film, « Qui est la caméra dans le film ? ». Un chemin de réflexion qui lui permet de réfléchir, conjointement à la mise en scène, au placement de la caméra, est-elle devant le personnage ? Derrière ? En sait-elle plus que les spectateur rice s ? Ou est-elle spectatrice elle-même et nous amène dans le film avec elle ? Comment placer les personnages dans le cadre ?
En travaillant l’image de la série Netflix "Heartstopper 2", Simona Susnea a choisi de traiter chaque paramètre de l’image par ordre de priorité : quel élément de l’image va guider les choix de tous les autres, la couleur ? Le mouvement ?
Kate Reid, BSC, y répond en entamant toujours son dialogue avec la réalisation par une question initiale : « Je commence par demander à la personne qui réalise comment elle ou il veut travailler en préparation. J’ai mes méthodes de travail, je sais travailler vite, efficacement, mais je veux m’adapter à la façon dont la personne qui réalise voit le projet ; la préparation va définir ensuite beaucoup de choses pour le film, son fonctionnement même est primordial ».
Pour trouver le langage du film, Zuzanna Kernbach, PSC, questionne chaque séquence ; s’il avait fallu la tourner en un seul plan, lequel aurait-il été ? Comme une manière de ramener le film à son essence pour mieux le déployer.
Enfin, Fernanda Tanaka, ABC, rappelle l’importance pour elle de se plonger dans la peinture, comme par exemple celle de Bellini pour la préparation d’As Órfãs da Rainha, d’Elza Cataldo (2023). « Sauf pour les scènes de nuit, je cherche toujours des références dans le cinéma pour les scènes de nuit, car il y a mille manières de filmer la nuit, et aucun médium ne l’a exploré autant que le cinéma. »
Une impression d’uniformisation des images, par Lucas Minier
Le festival Camerimage à Toruń rassemble chaque année plus de quatre mille professionnels et passionnés de l’image, réunis autour de projections, débats et discussions sur la fabrication d’images filmiques. C’est un petit monde de directeur ice s de la photographie confirmé e s ou émergent e s, ainsi que de nombreux.ses technicien ne s, tous tes réuni e s par leur savoir-faire et leur regard particulièrement aiguisé sur la photographie des films. L’événement se distingue en effet parce qu’il est exclusivement dédié au travail de l’image, souvent relégué au second plan dans la majorité des festivals.
Cette démarche invite à s’interroger sur la sélection des films proposés. Le travail de l’image conjuguant à la fois des réflexions techniques et artistiques à l’orée de la mise en scène, pose la question des critères sur lesquels on doit l’évaluer. Faut-il se baser sur l’originalité de la proposition visuelle d’un film, ses qualités esthétiques ou encore son excellence technique ? Ou devrait-on plutôt commencer par considérer la qualité globale des œuvres, évaluant l’image comme une composante au service du film, en privilégiant sa pertinence et sa justesse ?
La sélection de Camerimage ne semble pas trancher clairement cette problématique, proposant des films de qualités inégales, aux tendances esthétiques parfois convergentes, s’éloignant ainsi des valeurs traditionnelles d’un festival censé promouvoir l’engagement artistique et la diversité des expressions cinématographiques. La sélection paraît parfois davantage guidée par des critères superficiels, privilégiant l’aspect plastique de l’image au détriment de sa pertinence narrative et formelle. Ce constat évidemment subjectif nous invite à nous interroger plus largement sur une tendance qui dépasse le cadre du festival : l’impression d’une certaine uniformisation de l’image cinématographique.
En tant qu’étudiant e s et jeunes opérateur rice s en devenir, nous jonglons naturellement entre l’influence de nos croyances personnelles et une relative conscience des tendances du marché cinématographique actuel. Force est de constater que nous assistons à une impulsion profonde dans le domaine du développement de l’image numérique, une évolution qui se manifeste notamment à travers la multiplication de l’utilisation d’outils destinés à "l’émulation argentique" (Dehancer, Filmbox…), dont l’utilisation semble souvent devenir un standard plutôt qu’un choix esthétique délibéré.
La conférence de Martin Roux, AFC, et Olivier Patron présentant leurs outils Diachromie et Diaphanie, le jeudi 21 novembre, illustre cette tendance, tout en proposant une approche plus réfléchie. Leur dispositif se démarque notamment par son workflow en ACES, sa richesse de paramètres et sa méthodologie qui exige de l’utilisateur rice une réflexion préalable approfondie sur ses intentions artistiques. Le travail de développement numérique présenté sur le film La Morsure, de Romain de Saint-Blanquat, était un exemple particulièrement convaincant et inspirant.
La quête permanente d’une texture d’image spécifique soulève des interrogations. S’agit-il d’une réponse aux caractéristiques des capteurs des caméras actuelles et des optiques modernes, dont la définition et le piqué, peut-être trop élevés, incitent les directeurs de la photographie à dégrader volontairement l’image en postproduction ? Ou est-ce plutôt une démarche réfléchie, adaptée à chaque projet, faisant de la texture un véritable enjeu esthétique et narratif du film ? Cette préoccupation semblait moins marquée dans la décennie qui a suivi l’arrivée du numérique et semble davantage concerner la nouvelle génération de directeur rice s de la photographie que celle qui a véritablement vécu la transition de l’analogique au numérique.
La sélection du festival met en lumière ces tendances à travers plusieurs œuvres représentatives. The Summer Book, de Charlie McDowell, tourné en Super 16, illustre cette prédominance de la recherche esthétique au détriment de la narration. Le film, qui dépeint la relation entre une jeune fille et sa grand-mère sur une île finlandaise, s’apparente davantage à un catalogue de plans soignés qui, ironiquement, finissent par vider de leur substance les personnages et leur histoire familiale, déjà traitée et retraitée au cinéma.
Ce fétichisme nostalgique se retrouve également dans plusieurs courts métrages documentaires, divers courts métrages étudiants, ainsi que dans les documentaires Koka, d’Aliaksandr Tsymbaliuk, et The Basement, de Roman Blazhan. Les caractéristiques visuelles récurrentes sont facilement identifiables : grain prononcé, hautes lumières diffuses et présence marquée de "halation" dans les zones de contours.
Cette tendance à l’uniformisation est également alimentée par des plateformes comme ShotDeck, dont le système de référencement, bien que pratique, tend à favoriser certaines esthétiques dominantes. Le site, en privilégiant les images de productions à succès, principalement américaines, promeut une approche visuelle caractérisée par des images souvent très colorées et contrastées, au style que l’on pourrait qualifier de "pop", "sériel", "publicitaire". De plus, l’utilisation de cette plateforme comporte peut-être un risque majeur : celui de pousser ses utilisateur rice s vers la reproduction plutôt que l’inspiration. Le site propose notamment de construire des story-boards en assemblant directement des plans existants, transformant ainsi le processus créatif en simple exercice de copier-coller. Cette standardisation laisse peu de place aux propositions plus expérimentales ou naturalistes, contrairement à des plateformes alternatives et gratuites comme "Film Grab" qui, bien que moins exhaustives, proposent une plus grande diversité d’approches.
En tant que jeune génération d’opérateur rice s, notre rapport à l’image est également relativement influencé par les réseaux sociaux, devenus des vitrines essentielles pour partager notre travail et admirer celui du voisin ou de la voisine.. Cependant, cette observation constante du travail de nos pairs sur les réseaux sociaux peut créer une confusion : certain e s évoluent principalement dans la publicité, le clip musical ou le contenu numérique, des domaines régis par des codes visuels relativement différents de ceux de la fiction cinématographique. Notre quête pour devenir directeur rice s de la photographie et travailler sur des longs métrages nous amène aussi souvent à naviguer entre ces différents formats, une polyvalence qui, si elle permet d’acquérir une expertise technique variée, peut aussi parfois nous éloigner de nos croyances cinématographiques.
Ces effets de mode semblent paradoxalement nous éloigner de l’essence même de notre (futur) métier qui exige adaptation, singularité et souvent même une certaine radicalité dans nos choix. Une forme de modestie, souvent négligée au profit d’effets visuels spectaculaires, consisterait à savoir quand exprimer ou invisibiliser l’image et privilégier parfois la simplicité sur le sensationnel. Il s’agit avant tout de filmer des êtres humains, que la lumière et la caméra doivent accompagner dans l’expression de leur intériorité.
Certains films de la sélection parviennent néanmoins à maintenir cet équilibre délicat entre recherche esthétique et pertinence narrative, notamment Conclave, d’Edward Berger, dont l’image est signée Stéphane Fontaine, AFC, et Vermiglio, de Maura Delpero, photographié par Mikhaïl Krichman. Ces deux films témoignent d’une approche à la fois modeste et sophistiquée, dont la construction des plans et leur articulation révèlent d’une recherche cinématographique approfondie, tandis que le travail sur la matière de l’image n’en demeure pas moins minutieux et élaboré.
Il convient toutefois de replacer ces observations dans leur contexte : n’ayant pas vu l’intégralité de la sélection, cette analyse ne prétend pas à l’exhaustivité. Elle permet néanmoins de soulever quelques interrogations sur l’évolution de notre métier et ses enjeux actuels en tant qu’apprenti e s directeur rice s de la photographie. La multiplication des outils numériques de postproduction, si elle offre des possibilités créatives significatives, ne doit pas nous faire oublier que la valeur d’un plan réside avant tout dans sa capacité à servir une mise en scène, un film, voire le cinéma lui-même. La question du découpage, de la construction narrative et symbolique des plans, reste fondamentale. L’enjeu pour les nouvelles générations de directeurs de la photographie sera peut-être de trouver un équilibre entre ces nouvelles possibilités techniques et les fondamentaux du métier, entre l’attrait d’une image séduisante et la nécessité d’une image juste. Le rôle du festival Camerimage, au-delà de la célébration du travail de l’image, pourrait être justement d’encourager davantage cette réflexion et de promouvoir une plus grande diversité d’approches visuelles.
Vermiglio ou La Mariée des montagnes , par Tommy Boulet
Une des très belles découvertes au festival Camerimage cette année, le film Vermiglio, de Maura Delpero. Dans un contexte de fin de seconde guerre mondiale, il retrace l’histoire d’une famille et plus particulièrement de trois sœurs vivant dans un village de haute montagne. Leur destin va être bousculé par l’arrivée d’un soldat déserteur.
Pour ce deuxième long métrage de fiction, la réalisatrice nous emmène dans une histoire à la fois très personnelle puisque fortement inspirée de son histoire familiale et à la fois très universelle dans les thématiques traitées au cours du film. Cette dernière nous témoigne d’ailleurs, lors d’une rencontre post-projection avec son chef opérateur Mikhaïl Krichman, de son inquiétude au début de l’écriture du film, que ce dernier soit trop personnel. C’est au cours de différents concours et résidences d’écriture qu’elle a pu tester et comprendre la portée vaste de son projet de film. La méthode d’écriture de Maura Delpero, comme elle nous le raconte, est assez particulière. Elle écrit beaucoup de choses de façon intuitive, par jets, par scènes et c’est une fois toute une matière accumulée qu’elle procède au travail de la structure du scénario.
Malgré des cadres très fixes, Maura a souhaité travailler dans des situations parfois proches du documentaire. L’époque du film n’est pas si loin de nous, nous dit-elle, d’ailleurs le personnage de la mère des trois sœurs est inspiré de sa grand-mère paternelle et elle ne voulait pas dénaturer le réel encore si proche avec une mise en scène trop fabriquée. Dans cette même ligne, le film comporte peu de dialogues. A la fois parce qu’elle souhaitait un film d’image, mais aussi parce que les habitants de ces montagnes ne parlent pas beaucoup. Les mots sont très fonctionnels et il y a cette pudeur qui habite les gens, comme celle qu’on peut retrouver encore aujourd’hui loin des villes dans nos territoires un peu reculés.
Malgré tout, la parole est tout de même présente et notamment par l’utilisation du dialecte local. Pour être la plus fidèle à celui-ci mais aussi pour avoir une authenticité dans les visages et dans la façon de se mouvoir, Maura a fait un casting sauvage dans le village où le film a été tourné. Ainsi se retrouvent à l’écran, pour la majeure partie, des enfants autres que les rôles principaux ainsi que les seconds rôles et figurants adultes, uniquement des autochtones. Elle précise sur la question du village que ces petits espaces de vie qu’elle met en scène pour le film lui paraissent intéressants de ce que cela peut révéler de l’être humain. De ce travail autour du village dans le film en sort également un élément très fort : la musique. Ce sont les autochtones eux-mêmes qui ont proposé à Maura d’intégrer au film ces chants et musiques traditionnels. Plus qu’une proposition et sans doute dans une volonté de pouvoir garder une mémoire de cette culture précieuse et importante, c’était pour une certain nombre d’entre eux la condition sine qua non à leur participation au tournage.
Revenons un peu avant le tournage pour parler de la magnifique collaboration entre Maura Delpero et Mikhaïl Krichman. Ce dernier est le chef opérateur du film bien sûr et aussi lauréat de la Grenouille d’or à Camerimage en 2014 pour Leviathan, d’Andrey Zviaguintsev. Les deux se sont rencontrés grâce à une connaissance en commun en Italie. Maura avoue facilement qu’elle aime le travail de Mikhaïl depuis un certain temps et qu’elle était plus qu’heureuse qu’il accepte de faire le film avec elle. Au début, ce dernier était un peu hésitant quant au fait d’accepter le projet. Son inquiétude : le temps. Il est contacté deux mois avant le tournage et nous dit que pour les films qu’il a faits jusqu’ici, il avait beaucoup plus de temps. Il nous dit que ce temps, il en a besoin, qu’il aime pouvoir lire un scénario, le digérer, imaginer des choses, y revenir, avoir des doutes. Il avoue lui même : « Je suis assez lent ». Peu d’opérateur rice s confesseraient une lenteur et une sagesse très noble semble ressortir de cette réflexion. Il suffit de voir le film ou ses précédents pour s’en rendre compte. Le scénario et la rencontre avec Maura lui font accepter le film et c’est donc avec six semaines de préparation et six semaines de tournage (au lieu de sept prévues initialement) que le film est fabriqué. Pour Mikhaïl, c’est aussi un film qui devient personnel au fur et à mesure de son attachement à toutes ces histoires que lui raconte Maura dans lequel il est plongé. Mais c’est aussi son premier film dont le contexte est un contexte de guerre. C’est avec tristesse, sincérité et non sans émotion qu’il nous dit que cela à une résonance particulière vis à vis de la situation de son pays actuellement.
Très vite, lors de la préparation du film, Maura explique à Mikhaïl qu’elle souhaite une esthétique picturale. On sent très vite dans le film, c’est vrai, des références à la peinture, notamment dans la composition des cadres qui font penser à des tableaux issus du réalisme mais assez rapidement ils parlent également des autochromes d’Albert Kahn qui deviennent des références fortes pour la texture du film. Dans cette recherche de texture, il y a le super travail fait dans un premier temps au plateau par la DIT Veronica Tiron et poursuivi à l’étalonnage par elle-même toujours en collaboration avec Mikhaïl. Mais avant même cette étape, il y a déjà une empreinte forte dans l’image enregistrée et elle n’est pas sans nous rappeler les méthodes des photographes pictorialistes : il s’agit de l’utilisation d’une série d’optiques très spécifiques, les Bausch & Lomb Super Baltar qui ont des aberrations géométriques et des pertes de point assez fortes sur les bords de la surface couverte. S’ajoute à cela une diffusion des hautes lumières assez étale à pleine ouverture qui revient souvent dans le film et vient prolonger ce travail pictural.
Pour ce qui est du découpage, Maura et Mikhaïl ont pu profiter des nombreuses répétitions avec les comédiens. Maura souhaitait, en particulier pour les enfants, que les décors deviennent des espaces qu’elles et ils s’approprient. La chambre devient leur chambre en essayant d’oublier au mieux que c’est celle d’un film. Durant ces longs moments de travail, un ou plusieurs axes caméra sont apparus de façon assez évidente et in fine rares sont les fois où il y a plus de deux points de vue dans une scène. Il y a dans cette économie du regard des choix forts de mise en scène et un travail attentionné sur la composition qui en ressort à chaque moment du film.
Pour éclairer ce film, Mikhaïl a travaillé avec ce mantra : "no light on the floor". Du moins, au maximum. Il nous précise qu’il y avait quand même souvent une petite source en indirect pour dé-contraster, ramener un niveau sur un visage qui serait en contre-jour. Malgré tout, la plupart de la lumière était donc à l’extérieur des décors et il explique qu’il a beaucoup travaillé avec des sources HMI en réflexion sur des polys pour amener des entrants doux. On peut souligner par ailleurs certains choix intéressants d’exposition dans le cours du film. Mikhaïl, quand cela va dans le sens de la scène, n’a pas peur de laisser un acteur dans l’ombre parfois pendant un temps long avant qu’un visage surgisse de la pénombre à la fin d’un déplacement. Parfois c’est le contraire qui se produit, comme dans cette scène de mariage dans une petite église où un très fort contre-jour, en surexposition, enveloppe le couple qui se dit oui.
Vermiglio est donc un grand film, grand dans ses choix, grand dans ses montagnes, qui nous rappelle notre place en tant qu’être humain face à la nature, grand dans ses thématiques et problématiques qui traversent les générations et enfin grand dans cette magnifique collaboration entre l’image et la mise en scène.
Conclave , par Louis Sorin
Dès mes premières séances, pour The Summer Book (Charlie McDowell) ou encore la compétition des films étudiants, le festival Camerimage m’a beaucoup questionné sur le rapport à l’image entretenu par de trop nombreux films : démonstration visuelle, uniformisation, évidente beauté et conventionnalité plastique qui survole le contenu narratif devenu mineur. Bien que je respecte cet avis, j’estime que le terme de poésie, à maintes reprises évoqué pour justifier l’accumulation formelle assemblée de façon aléatoire, ne naît pas dans ce qui se dévoile mais ce qui résonne avec l’histoire des corps et des paysages. Je repensais à une citation de Georges Didi-Huberman à propos de cet exhibition : « Le visible, c’est le monde de l’idolâtrie, monde où l’image partout s’exhibe, se met en représentations, en spectacles ignobles, en concupiscences satisfaites. Le visuel au contraire, c’est ce qui se voit au-delà, il caractérise un monde où l’image est en présence et en promesse tout à la fois ».
Alors, avec humilité car certaines de ces créations formelles étaient techniquement assez impressionnantes, j’en viens à me questionner sur la symbiose mise en scène-photographie : ai-je fait partie des rares déçus qui ont eu l’impression de voir des suites de plans sans fond ni liant, où bien y a t-il réellement eu dans la sélection, une rareté de films ayant des approches filmiques (en termes d’outils et de dispositifs) permettant la réception globale d’une vision du réel, plutôt qu’un bel mais insipide agencement du monde ?
Conclave (Edward Berger, photographié par Stéphane Fontaine, AFC), fut l’un des rares films à me faire penser à l’inverse de cette tendance. L’histoire imposée par le huis clos du conclave au Vatican et par ses prétendants offrait un beau terrain d’exploration à l’image, puisque le thriller enfermé, déjà traité dans d’autres lieux et situations, se devait d’être retravaillé. Ce sont donc les traits caractéristiques du Vatican et de la modernité qui ont été essayés.
Dans un monde travaillé en désaturation et en absence de couleurs, comment existent les cardinaux vêtus de rouge ? Comment le rouge se dilue et emplit petit à petit l’espace des cadres ? Alors que les candidats au statut de Pape s’enferment, comment se construit le rapport aux ouvertures et aux extérieurs ? Entre les lumières très tamisées intérieures où l’ombre fait toujours sa place, de quelle manière émergent les très hautes lumières grainées du soleil ? Par ailleurs la présence contemporaine des sources néon et bleutées de la salle de débat agissait en contrepoint d’une lumière divine dynamitée dès sa première apparition à la fin du film lors de l’attentat.
Toutes ces questions ne pouvaient émerger que par un travail soyeux des cadres et des axes, racontant ce qui se passe à vue et dans le dos de ces cardinaux, dans le doute et le mystère. Je me suis dit que le travail de Stéphane Fontaine et son équipe m’a raconté cette histoire, d’une manière singulière et subtile.
Les Documentaires vs The Basement , par Lucie de Castro Zaleski
Tout au long du festival, dans la belle salle du Théâtre Horzyca, une programmation de documentaires présente de nombreuses propositions en termes d’image, chacune plus ou moins particulière selon les sujets. Parmi les documentaires projetés figurent ceux de Gianfranco Rosi dont El Sicario, Room 164 et Fire at Sea, dont il signe la réalisation et la photographie ; Mistress Dispeller, réalisé et photographié par Elizabeth Lo ; Omi Nobu, réalisé par Carlos Yuri Ceuninck et photographié par Arilson Almeida. À contrario des nombreux films de fiction et documentaires projetés lors du festival – dans les salles du Cinema City et non du Théâtre Horzyca –, ces documentaires cités ci-dessus se distinguent largement les uns des autres en termes de photographie, nous invitant à penser l’image d’une autre manière, avec une liberté et un parti pris propres à chaque film. Le documentaire The Basement, réalisé par Roman Blazhan et photographié par Andriy Noha et Mikhail Volkov, rejoindrait la lignée des films de fiction sur la question de l’uniformisation de l’image. Il est intéressant de noter que les réalisateurs de The Basement et Omi Nobu ne signent pas l’image du film, contrairement à Rosi et Elizabeth Lo : que reste-t-il du geste de la personne qui réalise quand elle ne signe pas l’image du documentaire ?
Sicario (2010) et The Basement (2024) filment tous les deux des témoignages à travers une approche très différente. Le premier est celui d’un ancien tueur à gages mexicain en cavale, dont la tête, mise à prix par ses anciens patrons, s’élève à 250 000 dollars. Il revient sur le lieu des multiples tortures, viols et meurtres, dans un motel. Le second, celui des habitants dont le village a été occupé par les troupes russes pendant un mois.
Pour Sicario, Gianfranco Rosi filme la parole à travers un geste radical : c’est quasiment un seul plan fixe sur les mains de l’ancien sicaire tient le spectateur en haleine pendant plus d’une heure. Celui qui témoigne ne peut révéler son identité, il est couvert de noir, seules ses mains sont apparentes. Et ce sont ses mains qui racontent. Rosi capte le témoignage en filmant la main qui schématise et dessine sans cesse, frénétiquement, pour expliquer la routine de celui qui tue sur demande. Aucune esthétisation possible.
À l’opposé de Sicario, Roman Blazhan renverserait le geste pour The Basement, où l’esthétisation de son sujet interroge. Comme s’il y avait d’abord la – les deux – caméras, suivies du sujet du documentaire, et enfin des personnes qui témoignent, et s’adaptent aux cadres. Ces derniers sont fixes, laissant deviner une part de mise en scène pour l’obtention de certains plans ; il semble ici nécessaire de mentionner le choix de placer la caméra, lors de la prière d’une villageoise, en plongée au-dessus de son visage en plan très rapproché. Que traduit ce placement de caméra largement mis en scène ? Où se place le réalisateur ? La parole et le silence des villageois sont perturbés par un effet de look pellicule, le même que les multiples films de fiction tels que Summer Book projetés pendant le festival et par une musique au piano larmoyante qui n’en finit pas.
Pour Fire at Sea (2016) et Omi Nobu (2023), le lieu est le même : un village au bord de la mer. Le premier documentaire prend place sur Lampedusa : « frontière symbolique de l’Europe, traversée ces 20 dernières années par des milliers de migrants en quête de liberté ». La caméra de Rossi nous embarque avec lui, il est en mouvement avec ceux qu’ils filment, migrants et habitants, peu de cadres posés et fixes. Plutôt que de la parole adressée à la caméra, ce sont des regards que Rossi capte.
Omi Nobu, c’est le portrait d’un village abandonné à travers le commentaire de Quirino, un homme de 76 ans, qui y habite depuis des dizaines d’années. La parole non plus n’est pas filmée, ce sont ses gestes du quotidien, son rapport aux paysages et aux éléments qui racontent, ponctués par l’enregistrement de son témoignage. Ici des plans de drones et des plans sous l’eau emmènent le spectateur au-delà des mouvements et déplacements de Quirino.
Mistress Dispeller (2024) – c’est l’histoire d’une femme chinoise qui engage une "décourageuse" pour venir mettre fin à la liaison qu’entretient son mari avec une autre femme –, ne propose pas d’interview, Elizabeth Lo garde une certaine distance par rapport à ses personnages qui ne s’adressent pas directement à la caméra.
Illusion documentaire, par Hugo Dhalluin
La découverte d’une partie de la sélection de courts métrages documentaires au 32e festival Camerimage (Shotplayer ; Don Benjamin ; Eternal Father ; We Beg to Differ) me donne l’occasion de me pencher sur les choix de programmation et propositions artistiques du festival. Il est intéressant de constater que ces courts métrages aux sujets volontairement éparses (portrait d’un pickpocket dans le métro new-yorkais, reforestation de la forêt amazonienne en Bolivie par ses habitants, cryogénisation d’un père de famille et conséquence sur sa famille, cérémonie d’enterrement d’un membre d’une communauté de car-drift en Irlande du Nord) semblent rechercher l’emphase par plusieurs procédés de mise en scène visuels et sonores communs : utilisation outrancière de la bande sonore, effets de ralentissement par voie terrestre, aérienne (drone) ou subaquatique, renfort d’une voix off ponctuée de phrases pléonastiques, répétitivité des découpages, de cadres larges sophistiqués. Le choix de ces effets pour appuyer le geste documentaire est certes contestable, inégal et intrinsèque à chaque film, mais il nous indique avant tout une nouvelle frontière esthétique et formellement poreuse entre les films de fiction et documentaires. En effet, ces procédés semblant appartenir à des formes plus traditionnelles issues du cinéma de fiction ont irradié durant cette séance tous les documentaires, déclenchant en moi plusieurs questionnements. Shotplayer et Eternal Father prennent directement le chemin de la fabrication du réel par des scènes construites de toutes pièces (les scènes de vol de portefeuilles, l’immersion aquatique et simulation de la cryogénisation au ralenti de toute la famille) permettant de renforcer la grammaire cinématographique des films, mais empêchent par leur alourdissement narratif et leur métaphore visuelle évidente la fragilité essentielle à toute forme documentaire et à ce qui ne peut-être capté. Don Benjamin s’ouvre sur des incendies d’ampleur filmés également au ralenti, et poursuit ses premières minutes par des vues aériennes au drone de l’Amazonie sur fond de musique assourdissante. Il faut bien cinq minutes avant de découvrir les habitants qui réinvestissent le territoire. À trop vouloir prendre de la hauteur, le film finit aussi par se perdre dans cet amas performatif et son sujet s’envole. We Beg to Differ prend lui aussi la décision de se raconter à travers une voix off, accompagné d’images (au ralenti) simulant une sensation au volant que l’on tente en vain de nous raconter par l’image. La présence des opérateurs, réalisateurs, s’efface au profit de ce qui s’apparente être une série de tentatives immersives : aucunes ombres, présences ou maladresses ne viennent ponctuer une ligne cinématographique trop souvent tenue et esthétisante. La tendance apparente des films documentaires à s’inspirer des œuvres de fiction, et non l’inverse, m’interroge car je reste convaincu que ce médium doit continuer à explorer par le geste cinématographique les sujets filmés, nécessitant dès lors plus de radicalité, plus d’aspérités également. Ici, il me semble que les personnages sont autant de possibilités de prolonger des expériences de vies éloignées et riches, il a donc été déroutant de constater des similitudes dans les manières de les mettre en image. Les choix de programmation invitent ici à un seul éloignement réflexif par la variété du contenu des documentaires, et ne semblent pas questionner leur cohérence formelle en interrogeant la diversité du format.
Dès lors qu’attendre de ces gestes documentaires ? Quels déplacements sont opérés à leur visionnage et à leur rencontre ? Quels points de vue traduisent-ils ? Je me trouve dans la difficulté de les isoler et ne peut les séparer de mes autres visionnages fictionnels de la semaine, tant une parabole s’opère.
En effet, plusieurs œuvres au cours du festival, dont la maîtrise à l’image est souvent incontestable, tant dans leur direction artistique que colorimétrique, furent régulièrement parasitées par l’aspect poncif des approches filmiques et des histoires narrées, par leur absence de surprise. J’ai de multiples fois été impressionné par la justesse des étalonnages, par des gestions de contrastes, de dynamiques, par des recherches de textures numériques internes, rarement par des partis pris de mise en scène, par des pas de côté. Il est intéressant de voir comment les manières de travailler la lumière directe/indirecte s’éloignent entre chaque directeur de la photographie, et cet apprentissage traduit toute la singularité de la profession. En ce sens la découverte en compétition du travail de Stéphane Fontaine sur le film Conclave me laisse admiratif, tant dans la tenue esthétique générale du film (un travail autour du rouge et des déclinaisons de blancs/noirs et de ses multiples niveaux de densité de lumière admirable) que dans la grande sophistication de son découpage dans des espaces que l’on retrouve plusieurs fois au cours des deux heures. Les outils que les chefs opérateurs ont à leur disposition sont désormais tellement multiples qu’il est certain que des choix techniques permettront toujours une expression diverse. Cette boîte de pandore matérialisée dans le festival par une richesse technique protéiforme conduit-elle à un délaissement de la mise en scène ou sert-elle à l’en libérer ? Ce sont souvent les questions que je me pose, à plus courte échelle sur nos productions étudiantes et celles que j’ai pu voir au festival, tant l’envie d’imiter, d’ingérer nos influences en esthétisant nos films semblent prédominer sur leur caractère profondément singulier et leur richesse conceptuelle. Le choix volontaire qui a été le mien durant ce festival de chercher à voir des œuvres de demain, des sélections qui permettraient d’ouvrir la créativité, m’aura laissé sur ma faim en alliant la frustration de ne pas avoir rencontré de nouveaux dispositifs filmiques. Il est évident que mon visionnage n’englobe pas tous les films du festival, je n’ai pu en parcourir qu’une dizaine sur un choix vaste, et que ce bilan personnel est un appel au débat, à de futures discussions pour partager des œuvres déconcertantes découvertes durant cette semaine. Le souhait de présenter des approches cinématographiques éclectiques conduit peut-être à la recherche impressive, je m’interroge sur les traces que nous devons laisser derrière nous lorsque l’on opère une démarche de mise en scène, et reste convaincu que ce festival doit continuer à démontrer que la production audiovisuelle doit assumer de prendre des risques en la matière, quitte à oser l’imperfection technique qui découle d’un geste novateur. En ce sens, la rencontre d’un court métrage polonais réalisé en 1966, The Death of a Provincial, par Krzysztof Zanussi, fut une aubaine, tant ce film mutique interroge par son personnage (un restaurateur de monuments d’art muni d’un appareil photo) le point de vue sur un lieu et les habitants qui le composent. Par l’épure d’un noir et blanc précis dans ses dégradés de gris, le film accompagne délicatement avec plusieurs panoramiques le regard de l’homme sur les moines et sur la fin de leur vie. Un dispositif de mise en scène en apparence simple, réflexif et ludique qui traverse l’écran et intègre le spectateur dans le vertige intime précédant la prise de vue photographique.
(Je profite de ce court passage en Pologne pour partager deux courts métrages documentaires polonais découverts hors festival : Archeologia, d’Andrzej Brozozowski (1968), qui illustre à merveille une phrase de Dominik Moll : « Le documentaire est au cinéma ce que l’archéologie est à l’architecture », en filmant les fouilles des archéologues chargés de déterrer les traces matérielles des victimes du nazisme, sur les fondations d’Auchwitz II Birkenau. La monstration en très gros plan de ces objets (monnaie, rouge à lèvres...) au milieu d’un protocole méthodologique, minutieux révèle une exigeante approche de contextualisation historique. En parallèle, Birth Place (1992) de Pawel Lozinski, est le portrait filmé de l’écrivain Henrik Grynberg, survivant de l’Holocauste, sur le passé de son père juif brutalement assassiné par les habitants de son village polonais. Un documentaire filmé à l’épaule au plus près du fils, de son enquête et des douloureuses retrouvailles 50 ans plus tard dans le village à la recherche du/des meurtriers. Je les recommande vivement.)