Festival de Cannes 2023
Laurent Dailland, AFC, parle de son travail avec Maïwenn sur "Jeanne du Barry"
Par Brigitte Barbier, pour l’AFCJeanne Vaubernier, fille du peuple avide de s’élever socialement, met à profit ses charmes pour sortir de sa condition. Son amant, le comte Du Barry, qui s’enrichit largement grâce aux galanteries lucratives de Jeanne, souhaite la présenter au Roi. Il organise la rencontre via l’entremise de l’influent duc de Richelieu. Celle-ci dépasse ses attentes : entre Louis XV et Jeanne, c’est le coup de foudre… Avec la courtisane, le Roi retrouve le goût de vivre – à tel point qu’il ne peut plus se passer d’elle et décide d’en faire sa favorite officielle. Scandale : personne ne veut d’une fille des rues à la Cour.
Avec Maïwenn, Johnny Depp, Benjamin Lavernhe.
Comment avez-vous échangé avec Maïwenn pour cette première collaboration ?
Laurent Dailland : Jeanne du Barry représente un changement de style assez radical par rapport à tous ses films. En me proposant de travailler avec elle, je pense qu’elle voulait se rassurer par rapport à ce changement, car elle devait voir en moi une certaine stature académique… et une expérience de la pellicule.
Ses désirs de mise en scène allaient vers un univers visuel plutôt posé et relativement esthétisant pour faire des tableaux. En même temps, c’est elle qui m’a poussé à trouver des propositions d’images différentes.
Plus concrètement, en préparation, quelle a été votre méthode de travail ?
LD : La préparation s’est passée essentiellement dans un open-space et j’avais en permanence sous les yeux des panneaux sur lesquels Maïwenn plaçait des photos des décors, des photos des acteurs, des photos des objets. Elle y accrochait aussi des bouts de tissu de costume ou de décor, et ce patchwork nous parlait à tous de l’ambiance de chaque séquence et aussi pas mal de la couleur des plans. Quand chaque jour en préparation, on voit ça, ça inspire l’œil forcément ! Elle a un goût très sûr, et avec cette méthode curieuse, un talent pour créer encore plus de liens entre les chefs de poste : costumier, décorateur, maquilleur, coiffeur, et bien sûr directeur de la photographie.
De quels visuels vous êtes-vous inspiré pour évoquer le 18e siècle ?
LD : Les tableaux de cette époque, évidemment ! Fragonard - et son assistante Marguerite Gérard -, Gainsborough, Boucher, Vernet, Reynolds, et bien sûr Élisabeth Vigée Lebrun, qui deviendra la peintre officielle de Marie-Antoinette. Pour l’anecdote, nous sommes allés en repérage au parc de Bagatelle pour une scène de nuit. J’ai cru pendant un moment que j’allais pouvoir faire du Gainsborough mais à cause des nuisances sonores, nous n’avons pas pu y tourner. A la place, j’ai eu un Turner au Château de Versailles [Rires].
La référence de cinéma était le film de Stanley Kubrick, Barry Lyndon, photographié par John Alcott. Mais aussi Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, éclairé par Yves Angelo, même si c’est un film plus lié au17e siècle. Maïwenn aimait bien la lenteur des scènes et les plans larges où l’on peut voir toute l’action se dérouler. Attention, on parle bien de références non pas pour faire "comme", mais comme source d’inspiration, pour "aller vers" ou peut-être pour s’en détourner.
Dès le départ il était acquis que vous alliez tourner en 35 mm, quels outils avez-vous choisis ?
LD : Il est vrai que Maïwenn a toujours imaginé son film en 35 mm et qu’en cela, elle a été soutenue par son producteur, Pascal Caucheteux. Il fallait trouver le loueur qui me plaise et qui satisfasse la production. Je devais d’abord choisir un loueur qui avait une bonne expérience en 35 mm. J’ai regardé quels films avaient été tournés en 35 mm à Paris récemment… et j’avoue que cela m’a plu de prendre les deux caméras du film tourné en France par Wes Anderson. Nous sommes donc allés chez RVZ pour deux Arricam Lite.
Pour le choix des optiques, j’ai essayé pas mal de choses : des optiques Cooke Panchro, les mêmes que sur Barry Lyndon, mais c’était un peu "too much" ! J’ai testé beaucoup de séries modernes qui ne sont pas faites pour le 35 mm. Les résultats des Zeiss Supreme et Supreme Radiance étaient très étonnants, mais ils créaient des déséquilibres dans les couleurs, et apportaient une précision qui n’allait pas avec la pellicule. Les optiques plus traditionnelles et que j’aime beaucoup sont les Cooke S4. Mais ils me limitaient à une ouverture maximale de T2,2 alors que j’avais besoin pour les séquences à la bougie d’ouvrir à 1,3 et en plus, je n’avais droit qu’à une seule série ! Il m’a fallu faire un compromis et j’ai choisi les Zeiss Master Prime dont je suis très content. J’ai pris soin de ne pas aller au-delà de T4, parfois 5,6 même en extérieur.
L’une des séquences, assez grandiose, est tournée à la galerie des Glaces, au château de Versailles. Racontez-nous cette expérience.
LD : Tourner dans la galerie des Glaces est une gageure technique, il y a énormément de contraintes. Encore plus depuis l’incendie de Notre-Dame de Paris ! Pas question d’avoir une vraie bougie ou même un peu de fumée. Ça se comprend pour les bougies, qui risqueraient d’enflammer un rideau, mais je ne comprenais pas pourquoi la fumée était interdite. En fait, c’est pour que la fumée de cinéma ne masque pas une vraie fumée d’incendie.
J’ai tourné entièrement en lumière naturelle, et éclairé à l’intérieur avec des LEDs… quand il a fait nuit ! Le plan de travail était très serré : une journée avec 120 figurants, 10 acteurs et 25 plans à tourner, c’est beaucoup. J’ai dû commencer à 5 000 K et finir à 1 700 K, et je n’ai eu aucun problème à l’étalonnage. Encore aujourd’hui, même si le scan limite la dynamique de la pellicule, c’est quand même le support qui encaisse le mieux les écarts. Je peux dire que j’ai utilisé toute la tessiture de la pellicule, tout ce qu’elle peut encaisser entre les graves et les aigus...
Avez-vous tourné tout le film avec les deux caméras ?
LD : Non mais au bout de deux semaines de tournage, et après cette séquence dans la galerie des Glaces, l’envie s’est manifestée de tourner plus souvent avec une 2e caméra. En fait, les scènes dialoguées n’étaient pas du tout prévues en champ contre-champ.
Nous en avons fait une grande partie à deux caméras, sans tourner les gros plans simultanément, pour préserver le travail de lumière. Car n’oublions pas qu’en pellicule, on ne voit pas ce que l’on fait, c’est donc plus périlleux de tourner les champs contre-champs à deux caméras.
Mais aujourd’hui, je pense que la qualité de jeu des comédiens a changé en même temps que les règles de cinéma.
Alors je dois avouer que nous avons tourné des scènes d’une telle intensité que je pouvais faire quelques concessions pour ma partie. Je savais qu’au final, le jeu était la priorité absolue.
La profondeur de champ était un sujet pour vous puisqu’il y a beaucoup de scènes de nuit avec des bougies ?
LD : Il y a un plan, dans Barry Lyndon, que je revoyais à chaque fois que je devais éclairer une scène à la bougie. Nous n’étions pas du tout dans les mêmes conditions puisqu’ils se sont servis d’un objectif Carl Zeiss, ouvrant à f 0,7, conçu à la demande de la NASA, sans aucune profondeur de champ. Avec la mise en scène d’aujourd’hui, celle de Maïwenn, il aurait été impossible de les utiliser. Et avec un Pierre Richard qui est comme une pile électrique, la profondeur de champ ne peut pas être nulle !
Cependant la profondeur de champ restait assez réduite et ce fut un tournage difficile pour les assistantes opératrices car Maïwenn avait l’impression que quelque chose de la scène, du jeu, allait s’envoler si l’on répétait. Nous avions donc très peu de répétitions, ou plutôt nous les tournions… [Rires] !
Et comment les avez-vous éclairées ?
LD : Avec la réalisatrice, nous voulions sortir des codes des scènes bougies forcément chaudes. Nous avons tourné six ou sept grosses séquences aux bougies, avec des variantes de couleurs. L’une d’elle est dans une pénombre totale, à peine dorée, Maïwenn est dans une grande robe blanche, et Johnny Depp dans un costume bleu, on les devine plus qu’on ne les voit, et j’ai laissé des parties de visages complètement dans le noir.
L’éclairage de cette séquence où Jeanne rencontre le roi en privé illustre bien ce que j’expliquais au début de notre entretien. Maïwenn m’a vraiment stimulé pour aller vers un éclairage que je trouvais de prime abord périlleux. Cette scène où elle touche le roi pour la première fois doit transcrire le désir et elle me disait que le désir ne peut s’exprimer que dans la pénombre. Du coup j’ai dû éteindre les quelques sources de bougies que je voulais utiliser ! J’étais un peu inquiet car je savais qu’au final, si ça ne lui plaisait pas, je ne pourrais rien faire ! Mais en même temps j’étais enthousiaste ! Je trouve d’ailleurs que c’est la meilleure ambiance lumière pour raconter que ce soir-là le roi vient de tomber amoureux de Jeanne et je remercie Maïwenn de m’avoir poussé hors de ma zone de confort !
(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC.)