"Le Cinéma intérieur – Projection privée au cœur de la conscience"

Un essai de Lionel Naccache

Contre-Champ AFC n°318

Des expressions comme « C’est du cinéma », « Se faire un film », « Faire du cinéma », sont familières même si l’on n’est pas de la partie. La « magie du cinéma »* peut se révéler à la vision d’un chef-d’œuvre, comme à celle d’un film de série B. Au fil de son essai, Le Cinéma intérieur, Lionel Naccache, neurologue et chercheur en neurosciences, développe sur un ton plaisant la métaphore du cinéma pour proposer une nouvelle approche de la manière dont se façonne notre représentation du monde et livrer une nouvelle théorie de la conscience. Captivant de A à Z... (JNF)

Au début était un avant-propos...
« L’idée selon laquelle la fiction résiderait au cœur de nos pensées est devenue aujourd’hui très populaire. Signe des temps, notre statut de créatures fictionnelles inspire désormais des blockbusters hollywoodiens qui n’hésitent plus à en faire le thème principal de leurs intrigues et de leurs univers, de Matrix à Inception. Cette reconnaissance de l’importance première de la fiction dans nos existences met en pleine lumière la propriété fondamentale de notre esprit : nous ne cessons en réalité de produire, irrépressiblement, des significations à tout ce que nous sommes en train de vivre. Des significations auxquelles il est ainsi légitime de donner le nom de fictions, non pas pour souligner leur caractère illusoire ou incorrect (caractère qu’elles n’ont pas nécessairement), mais pour rappeler leur dimension subjective : exactes ou non, ces significations font sens à nos yeux. Elles sont, avant tout, le sens que les choses ont pour nous. [...]
Pour autant, loin de se cantonner à ces territoires intimes de notre vie mentale, je montre dans ce livre que nos fictions prennent également part aux aspects les plus immédiats de notre perception. Ces fictions souvent très sophistiquées, qui sont les véritables hôtes de notre esprit, ne surgissent pas ex nihilo dans une sorte d’éther de la conscience, mais elles se construisent, à chaque instant, dès les premières étapes de notre perception. [...]
Dès que nous ouvrons les yeux sur le monde, littéralement, notre machine à fictions se met en branle. Il existe en nous une sorte de cinéma intérieur qui s’apparente au cinéma tout court par de très surprenantes similitudes, mais qui s’en distingue également par d’incroyables prouesses. »

Magie du cinéma
Avant d’entrer dans le vif du sujet et d’explorer l’univers de notre cinéma intérieur, Lionel Naccache revient sur "LA" propriété fondamentale du cinéma tel que nous le connaissons tous. En commençant par donner une réponse à cette question qu’il pose à ses lecteurs : « Qu’est-ce qui donne tout son sens à la fort célèbre expression "magie du cinéma" ? ».
Faisant allusion à quelques-unes des œuvres de fiction gravées dans la mémoire collective (et la sienne en particulier) – telles que Le Voyage dans la Lune, de Georges Méliès, L’Homme de Rio, La Mort aux trousses, La Chambre verte, Pandora et chacune des apparitions d’Ava Garner, Stromboli, Molière, d’Ariane Mnouchkine, ou encore Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de Michel Gondry –, il qualifie sa réponse d’« universelle et immanente », pensant qu’elle est tout aussi présente dans des "nanars ridicules" ou des "navets insipides" que dans d’éternels chefs-d’œuvre : « La magie du cinéma ? 24 images par seconde ».

Silence, "La roue tourne" !
Pour s’en expliquer, l’auteur décortique une des expériences les plus fréquemment vécues devant un écran de salle obscure, celle de l’illusion qu’une roue de diligence d’un western lambda, ou d’une voiture ou d’une moto, apparaît au spectateur tourner dans le sens inverse de celui du véhicule en déplacement ! L’analyse de cette illusion lui permet de réviser le principe fondamental du cinéma : une succession rapide et cadencée d’images fixes est perçue par qui la regarde sous la forme d’un film dont le mouvement lui paraît continu.
Chacun sait que la prise de vues de cinéma décompose le mouvement de la roue en une série d’images successives à raison de 24 par seconde, permettant plusieurs situations selon la vitesse de la roue. Si la roue tourne à la vitesse de 24 tours par seconde, à chaque nouvelle image, un de ses rayons pris au hasard aura accompli une rotation complète et occupera exactement la même position qu’à l’image précédente ou qu’à n’importe quelle image suivante. La roue entière apparaîtra immobile, de même que pour une vitesse de 48, 72 ou tout autre multiple de 24 tours/seconde. Dans toutes les autres situations, les plus fréquentes, ledit rayon occupera deux positions distinctes d’une image à la suivante.

« L’explication de notre perception de son sens de rotation nécessite d’introduire ici l’un des premiers principes de notre cinéma intérieur. Il s’agit d’un principe fort parcimonieux que l’on pourrait qualifier de principe de la moindre distance parcourue. Lorsque nous percevons un même objet qui occupe deux positions différents d’une image à la suivante, sans connaître les positions intermédiaires parcourues, notre esprit/cerveau infère inconsciemment que cet objet s’est déplacé en empruntant le trajet le plus court qui mène de la première position (P1) à la seconde (P2). Appliqué à la roue qui tourne, ce principe conduit ainsi à deux configurations possibles.
Lorsque le plus court chemin qui amène le rayon en question de la position P1 à la position P2 correspond à une rotation qui emprunte le sens horaire, notre cinéma intérieur reconstruit alors en nous le mouvement dudit rayon et de l’ensemble de la roue dans le même sens. Dans une telle situation notre perception du mouvement est fidèle au sens de rotation réel de la roue. »

Pour résumer la deuxième configuration possible, le chemin le plus court entre P1 et P2 correspondant à une rotation du rayon dans le sens antihoraire – opposé au mouvement de la roue –, notre perception s’inverse et la roue nous est perçue tourner dans le sens contraire à son mouvement effectif.

Échantillonnage du mouvement
Une fois rappelé ce premier composant permettant d’expliquer l’illusion de la roue, Lionel Naccache fait entrer dans le champ de son essai un terme, employé, entre autres, dans le domaine du traitement numérique des images, l’échantillonnage.
« Ou comment les images successivement affichées sur l’écran décrivent une suite de positions horaires ou antihoraires selon les relations entre la vitesse de rotation et l’échantillonnage du mouvement de la roue restitué par le projecteur. Lorsque le rayon de la roue accomplit un tour, il occupe et traverse une infinité de positions successives. Le film quant à lui ne va nous montrer que quelques-unes de ces positions au sein de cet infini répertoire. Plus exactement, il va nous montrer chacune des positions occupées par le rayon toutes les 1/24e de seconde. Ce que l’on appelle l’échantillonnage du mouvement de la roue correspond à cette sélection d’images statiques qui appartiennent à la trajectoire parcourue. On dit que la caméra (ou le projecteur) échantillonne le mouvement, c’est-à-dire qu’elle réduit un mouvement continu en une suite d’images fixes dont chacune capture une position donnée de la roue. Au cinéma donc, le projecteur échantillonne le mouvement à la fréquence de 24 images par seconde. Et, à la forme passive, affirmer qu’un mouvement continu est échantillonné à la fréquence de 24 images par seconde signifie que l’on ne conserve de ce mouvement continu que la série d’images instantanées prise toutes les 1/24e de seconde. »

Par la suite, l’auteur s’emploie à répondre à la question de savoir pourquoi et comment la projection d’images fixes donne-t-elle naissance en nous à la perception consciente d’un mouvement animé et continu. De son point de vue, les réponses proposées depuis longtemps – dont celle avancée habituellement, les propriétés des yeux et en particulier la persistance rétinienne – « visaient à côté ». Pour tenter de pousser plus loin le bouchon de la compréhension de la "magie du cinéma", il propose d’emprunter un chemin de traverse.
Et de citer les travaux du psychologue et neuroscientifique Dale Purves qui, avec ses collègues américains dans les années 1990, réfléchissait à ce que l’illusion de la roue pouvait permettre de comprendre le mécanisme de l’esprit humain. Ils ont observé que bien des situations de la vie courante provoquent une illusion semblable à celle de la roue (enjoliveurs de roues automobiles, hélices d’avion, pales de ventilateurs ou tout autre objet à motifs radiaux tournant dans une lumière du jour). Ils se sont rendus compte, lors de l’une de leurs expériences, que l’illusion d’un mouvement inversé peut être provoquée, en lumière naturelle dite "continue", sans que ce mouvement soit échantillonné par une caméra. Par cette découverte expérimentale, ils ont fondé les bases d’une nouvelle théorie de la perception visuelle que Lionel Naccache expose ainsi.

« Si nous sommes sujets à l’illusion de la roue même lorsque la roue tourne réellement devant nous – c’est-à-dire lorsque notre perception n’est pas trompée par l’échantillonnage d’une caméra qui filmerait les mouvements de la roue sous la forme d’une série d’images fixes –, une hypothèse audacieuse s’avance alors sur la scène de notre esprit : et si nous fonctionnions comme une caméra de cinéma ? Et si, face à un objet qui se déplace, notre esprit/cerveau réalisait des sortes de clichés photographiques successifs qui, aussitôt projetés sur la scène de notre conscience, nous apparaîtraient comme le film continu de cet objet en mouvement.
Autrement dit, lorsque nous avons les yeux ouverts sur le monde, nous serions en réalité déjà un peu au cinéma. Notre perception serait le fruit d’un cinéma intérieur ! »

Cadence du cinéma intérieur
Cette hypothèse transformée en théorie amène à se poser une question plus que subsidiaire : si 24 images/seconde est la cadence ordinaire des caméras et projecteurs, est-il possible de mesurer celle de nos appareils de prise de vues et de projection intérieurs ? Après les premières recherches, approximatives, des neuroscientifiques américains précités (entre 2 et 20 i/s), un réponse plus précise est venue d’autres chercheurs dans les années 2000. Ces derniers ont étudié l’illusion de la roue en lumière continue tout en enregistrant l’activité cérébrale à l’aide d’un électroencéphalogramme, donnant des informations très précises dans le temps.
Ayant émis l’hypothèse que l’illusion de la roue devait affecter spécifiquement la fréquence de notre projecteur intérieur, ils ont pu identifier avec exactitude le nombre d’images par seconde qui sont "projetées" sur l’écran de notre conscience et en ont déduit que cette fréquence est de 13 hertz, ou 13 images/seconde. Soit une cadence du cinéma intérieur environ deux fois plus lente que celle du cinéma tout court, ce qui permet de l’échantillonner, et donc de le percevoir sans difficulté.

Sur ce constat inattendu que nous percevons le monde à raison de 13 images par seconde, arrêtons là ce survol en guise d’aperçu de l’essai de Lionel Naccache afin de laisser à ses futurs lecteurs le plaisir de découvrir bien d’autres surprises qui les attendront sur l’étude sous toutes les coutures et la compréhension de notre perception visuelle, sur l’exploration de la manière dont notre esprit/cerveau produit notre perception du monde qui nous entoure et de nous-même, sur notre interprétation inconsciente de cette perception, sur l’élaboration du sens que nous donnons aux choses – au croisement du cerveau et de l’expérience subjective du monde –, etc., etc.

Pour être plus concret et en donner un avant-goût, quelques titres de chapitre qui s’adressent à nous directement :
- Dans la cabine cérébrale de notre cinéma intérieur
- Notre cinéma intérieur est plus virtuose que celui des studios hollywoodiens
- Le Technicolor du cinéma intérieur
- La nuit américaine du cinéma intérieur
- Mais où sont donc passés mes yeux ?
- Fenêtre sur cour
- Un film dont Je est le héros
- Et, en guise d’épilogue : Le cinéma, c’est la vie, et vice versa...

« Tout ce qui frappe nos rétines est mouliné par notre cinéma intérieur qui le colorise, l’invente, le stabilise, l’échantillonne, le corrige, l’efface, le crée, l’interprète... inconsciemment et inlassablement, préalablement à notre prise de conscience. Puis, aussitôt que nous sommes conscients de ce film subjectif déjà très élaboré, nous continuons à le modifier et à le corriger, lui, mais aussi les souvenirs si transformistes que nous en conservons. Rien de ce qui est éclairé et qui se trouve face à nous dans le monde ne peut échapper à ce mécano de la Générale de votre Technicolor intérieur. Chacun d’entre nous peut alors se livrer à ce petit raisonnement : il ne m’aura pas échappé que dans le monde se trouve aussi... mon corps. J’occupe en permanence un certain volume de l’espace. [...] Étant donné que j’appartiens au monde, dès lors que mon corps est éclairé et que je le regarde, dès lors que ses reflets frappent mes rétines... mon cinéma intérieur en fait quelque chose. Nécessairement. »

* Une coïncidence temporelle, sans être spatiale, a voulu que les parutions du Cinéma intérieur, de Lionel Naccache, et de Méliès : La Magie du cinéma, de Laurent Mannoni, aient été, à un mois près, quasi simultanées.

Le Cinéma intérieur – Projection privée au cœur de la conscience , un essai de Lionel Naccache
Éditions Odile Jacob – "Sciences", octobre" 2020.

Notes de lecture rédigées par Jean-Noël Ferragut, AFC

Lire, dans le PDF en document ci-dessous, une note ajoutée par Alain à son Systèmes des Beaux-arts (1920), où il est question des images, de la perception que l’on peut en avoir et des effets de l’imagination sur cette perception.