"Le Documentaire dans la tourmente"

Entretien avec Anna Feillou : "Les enjeux sont presque d’ordre philosophique"

AFC newsletter n°256

Alors que la 27ème édition des Etats généraux du film documentaire vient de s’achever – du 16 au 22 août à Lussas (Ardèche) –, l’année 2015 aura été traversée par une crise des procédures de financement de ce genre cinématographique. Pour tenter d’en comprendre les tenants et les aboutissants, aussi bien que les enjeux, la revue Les Fiches du cinéma s’est entretenue avec Anna Feillou, documentariste et coprésidente d’ATIS (Auteurs de l’image et du son en Aquitaine).

En début d’année, une fronde de producteurs, de réalisateurs et d’acteurs du documentaire s’est constituée contre les nouvelles mesures qu’entendait prendre l’état, à travers le CNC, concernant le financement – on parle de financement public – du documentaire. Quelles sont les mesures à l’origine de ce mécontentement ?

Anna Feillou : Pour commencer, il y a eu l’entrée en vigueur de la réforme du COSIP (*), réforme dont le but déclaré était d’une part de soutenir la création de manière plus énergique et de l’autre de structurer plus efficacement le secteur. Par voie de conséquence, certains programmes qui, jusque-là, étaient soutenus par le COSIP – alors qu’ils relevaient plutôt du reportage et du magazine – ne l’ont plus été.
Parmi les programmes qui conservaient le soutien, il y en a certains qui, en raison de cette réforme, ont été soutenus plus que d’autres, à partir de critères objectifs liés à la notion de “création”, comme le temps imparti au montage par exemple, le choix d’une équipe de techniciens créatifs ou l’obtention par les producteurs, ou les auteurs, d’une aide préalable à l’écriture et au développement… Ces œuvres-là étant censées être mieux aidées que les autres

Il faut savoir que le fonctionnement du COSIP repose sur deux mécanismes : le soutien automatique et la commission sélective. C’est dans le cadre de l’automatique que ce qu’on a appelé les critères de bonification se sont mis à jouer. C’est-à-dire que certains documentaires – dont on considère qu’ils empruntent aux codes du magazine et du reportage – et qu’on souhaite aider cependant vont l’être moins que des documentaires qui, eux, relèvent davantage de la création. Ça, c’est pour l’automatique.
Du côté de la commission, qui vient d’être renouvelée, il en va autrement. Quand on se présente au COSIP sans avoir suffisamment d’argent d’une chaîne de télévision ou qu’on n’a pas assez produit l’année précédente, on ne peut pas avoir accès au soutien automatique. Faute de quoi, on se présente à la commission sélective qui examine les projets et qui peut, comme son nom l’indique, en soutenir certains et d’autres non.

Jusqu’à son renouvellement, cette commission pouvait aussi bien évaluer des projets de fictions télé, de documentaires, de magazines. Il existe désormais une commission spécifiquement consacrée au documentaire.
A priori, cela semblait plutôt aller dans le bon sens. Mais l’entrée en vigueur de cette réforme de l’automatique a provoqué le mécontentement de producteurs qui n’ont pas compris que, tout d’un coup, les programmes qu’ils faisaient depuis longtemps sans doute, et avec telle ou telle chaîne de télévision, étaient déqualifiés ou alors étaient moins soutenus ou plus soutenus du tout.

Nous, nous étions d’accord avec cet aspect de la réforme. Et ce dont on s’est aperçu à cette occasion d’ailleurs – puisque le CNC a publié la liste des projets qui ont été examinés et déqualifiés par cette commission documentaire – c’est que, depuis des années, le COSIP soutenait des programmes, dont il ne s’agit pas ici de critiquer la qualité je le précise, mais qui n’avaient rien à voir avec la notion d’œuvre patrimoniale qui est au fondement même de la création du COSIP.
L’œuvre patrimoniale, c’est quelque chose qu’on est censé pouvoir voir et revoir dans 10 ou 20 ans et qui, justement parce qu’elle a fait œuvre, acquiert une sorte de valeur intemporelle. Alors que le reportage est beaucoup plus assujetti à ce qu’on appelle le flux, l’actualité, des choses volatiles qui vont effectivement documenter une situation mais qui formellement sont toujours produites de la même manière.
C’est un produit de consommation courante en somme. Il ne s’agit pas de dire que ce n’est pas bien, encore une fois, mais de rappeler que le COSIP n’avait tout simplement pas vocation à financer ce type de programme, qui alimentent des grilles sans qu’il y ait œuvre à proprement parler.

Le problème des télévisions locales s’est également posé. Je crois savoir qu’elles étaient tenues de contribuer à hauteur de 25 % du budget d’un film, obligation à laquelle elles dérogeaient le plus souvent. C’était une tolérance et tout le monde fermait les yeux. Leur est-il bien demandé désormais de s’acquitter de cette obligation ?

C’est ce qui a déclenché la crise… C’est devenu une crise de la réforme du COSIP parce que le CNC n’a pas été très malin en termes de calendrier. En ce sens qu’au moment même où ils mettaient en œuvre une réforme consécutive à 18 mois de concertation avec les différents acteurs concernés et qui comportait bien des aspects positifs, le CNC a déclenché une campagne de contrôle comptable visant à la fois des chaînes locales et de petites sociétés de production et bloqué l’attribution de subventions.
Parce qu’effectivement, comme vous le disiez, les chaînes locales sont soumises aux mêmes règles que n’importe quels diffuseur. Et que pour avoir accès au soutien automatique – j’insiste parce que ces 25 % sont vraiment liés à l’automatique – n’importe quel producteur qui présente un plan de financement associé à sa demande de soutien doit justifier à la fois d’un maximum de 50 % d’argent public et d’un minimum de 25 % d’apport d’une chaîne. Sauf s’il ne s’agit pas de demander un soutien automatique mais un soutien sélectif auquel cas la règle des 25 % ne s’applique pas. La règle des 50 % d’argent public en revanche s’applique, elle, dans tous les cas de figure.

Si la part de l’argent public ne peut pas excéder 50 % du budget global, le reste doit être acquitté par la production, la chaîne… ?

En gros, il y a la chaîne de télé, en numéraire ou en industrie, la production, sachant qu’en documentaire, c’est souvent de petites structures qui n’ont pas énormément de marges de manœuvre quant à la “part producteur” qu’elles peuvent apporter et la PROCIREP (**), organisme financé par la copie privée, où ce sont là, aussi, des commissions sélectives qui attribuent des fonds, considérés comme de l’argent privé. Ce sont les trois sources de financement privé du documentaire. À quoi s’ajoutent les régions, peut-être y reviendrons-nous.
Et c’est précisément là où, combinée à la règle des 50 %, celle des 25 % a été assez délétère pour les producteurs qui souhaitaient acquérir, ou conserver, un soutien automatique du CNC. Si une chaîne publique nationale dispose de ressources issues de la redevance – c’est-à-dire de l’impôt – et de la publicité, il en va tout autrement des chaînes locales qui ont relativement peu de ressources publicitaires et ne perçoivent aucune redevance… ce qui fait qu’elles ont très peu d’argent.
Ce qu’on peut dire, c’est que les chaînes, les producteurs, les auteurs, on a tous fonctionné en conscience dans un système où bien souvent les apports en industrie s’éloignaient de la réalité… Tout le monde le savait mais ça permettait de faire tourner le système. [...]

(Propos recueillis par Roland Hélié, le 10 août 2015)

* COSIP Compte de soutien à l’industrie des programmes audiovisuels

** PROCIREP Société des producteurs de cinéma et de télévision. La principale mission de la PROCIREP consiste à assurer la gestion de la part de la rémunération pour copie privée audiovisuelle qui, en vertu de la loi, revient aux Producteurs de cinéma et de télévision. Cette rémunération est perçue sur les différents supports analogiques (cassettes vidéo vierges) et numériques (DVD enregistrable, CDR, décodeurs-enregistreurs à disques durs intégrés, baladeurs MP4, smartphones, tablettes, ...) servant au copiage d’œuvres audiovisuelles protégées pour un usage personnel.