Le Festival "Manaki Brothers" vu de Bitola
Par Céline Bozon, AFCHier soir, un hommage était rendu à Pierre Lhomme, AFC. Il est monté sur scène et a fait un discours bref et poignant rappelant que l’opérateur était seul derrière la caméra à l’époque des frères Manaki. Il a ensuite dit à quel point il était heureux que ce poste soit encore célébré et qu’il espérait que le cinéma reste la chose la plus importante de leur vie pour tous ceux qui faisaient des films.
J’étais très émue de voir ces plans filmés par les Manaki Brothers à la façon des frères Lumière dans la rue principale de Bitola, que je venais de découvrir.
D’autant plus que je suis ici pour un film d’Alain Gomis, Félicité, que nous avons tourné à Kinshasa et dont le rapport à la ville est très important.
C’est un grand privilège de pouvoir réfléchir à ce métier sans "avoir la tête dans le guidon" et d’enfin pouvoir écouter ce que les autres racontent, d’avoir le temps de chercher l’origines de leurs discours, de les croiser avec mes propres pensées.
Ce matin, Luca Coassin, un opérateur italien, conduit une Master Class sur Guiseppe Rotunno. Il nous montre des extraits de Le notti bianche, de Luciano Visconti, film entièrement tourné en studio, et de Amarcord, de Federico Fellini, et notamment un extrait où il y a au moins dix minutes de brouillard en continu.
Coassin se lance dans le récit de Rotunno simulant le brouillard avec des grands cadres de tulle ou de tarlatane devant la caméra à des distances plus ou moins grandes, éclairés d’une certaine manière et pouvant bouger en fonction du plan (si un cheval doit passer près de la caméra, par exemple) et tout à coup, un fil se tricote devant mes yeux. Un fil qui lie le vrai et le flou, la photo et le réel. Un fil qui part des studios, des décors fabriqués, qui passe par le noir-et-blanc, la stylisation du réel par excellence, et qui débouche sur les années 1970, leurs pellicules molles, leurs couleurs écrasées, proches du fauvisme. Ce fil cherche la netteté, le contour et le pouvoir de séparation, et c’est ainsi qu’il aboutit dans les années 1990, les années où Kodak pousse au paroxysme le contraste de ses pellicules, et mon fil ne voit comme issue que de sortir de l’argentique et de ces 24 images par seconde qui sont encore trop fondues, trop floues et le fil s’épanouit avec le numérique avec les chiffres, avec des K, 4K, 8K, 16K. Mon fil cherche à capturer le réel avec l’obsession du vrai et de la définition.
Coassin a terminé et je me demande ce que ferait Visconti, ce que ferait Rotunno, avec les caméras actuelles.
Et assez rapidement s’imposent à mon esprit les images du dernier Woody Allen, Café Society, et ces images de Vittorio Storaro, ASC, AIC, en numérique. Storaro a une imagination folle et il est d’une liberté incroyable dans les couleurs et la manière d’éclairer. La première séquence en soir au bord de la piscine est un exemple de cette liberté. Je me souviens comme j’étais heureuse et excitée de voir ça, tout ce caractère, des options très franches qui se voient, de la lumière "fausse" et qui se voit. C’est quelque chose de rare.
Mais le rapport entre cette lumière assez brutale (Fresnel en direct à peine diffusé) et un numérique très défini donne lieu à des plans très agressifs.
Cette agressivité m’avait fascinée autant que questionnée. C’était très inédit pour moi, cette manière d’éclairer avec cette définition du numérique.
Aujourd’hui, tout opérateur lutte contre la précision de ces nouveaux outils, chaque gros plan de visage devient obscène à force de définition ; ce qui nous pousse parfois à une douceur extrême de la lumière ou à chercher dans des optiques du passé la mollesse disparue, si ce n’est plus simplement à l’usage massif de la diffusion.
Dans le dernier film de Serge Bozon, Madame Hyde, j’ai tourné avec de la pellicule périmée Fuji, qui était en stock chez Cinédia, qui avait pour sensibilité réelle 80 ISO au lieu de 250 ISO, ou de 250 ISO au lieu de 500 ISO en nuit. Dans ces conditions, impossibles de faire du naturalisme, l’outil ne le permet pas. Avec cette sensibilité tout est faux : les rapports entre les fenêtres et ce qu’on fait entrer à l’intérieur, les niveaux, les directions. Je n’avais pas besoin de chercher la stylisation, c’est la sensibilité de la pellicule qui m’y a poussée et je crois que c’est ce que mon fil raconte : ce sont les outils qui nous poussent, qui nous façonnent. Nous n’en sommes pas esclaves mais nous partons d’eux, nous sommes cet "Homo faber" dont parlent Bergson et Arendt.
« It is true that I hear more and more people saying that we have lost the magic of cinema in the passage from film to digital ? Personally, I do not think so, especially if we maintain the history, the knowledge, and the love for the arts that is integral to human creativity. »
Vittorio Storaro à propos de son travail sur Café Society, de Woody Allen.
"Homo faber" : Lucas Coassin raconte comment Rotunno demandait à la déco de peindre des ombres derrière les acteurs, j’imagine à quel point la mise en œuvre de ces toiles de tulle et la manière de les éclairer devait être complexe. Je me souviens de Bruno Nuytten parlant à Caroline Champetier de fabriquer des filtres de densité juste pour les ciels en fonction des plans sur le plateau pour contrôler les nuits américaines.
Je reprends mon fil et je comprends où j’aimerais être. Numérique, argentique, pourquoi pas, mais rester vive et alerte, attentive aux outils pour les façonner, ne pas les subir et surtout rester fidèle au plateau de cinéma où le geste de l’opérateur naît (dans sa tête et sous sa main). Je me suis faite aux ordinateurs, ils sont partout, mais le monde est devant mes yeux et c’est dans le monde que les films se font.
« Dans tous ses films, et dans Orphée en particulier, Jean Cocteau nous prouve inlassablement que pour savoir faire du cinéma, il nous faut retrouver Méliès, et que pour ça, pas mal d’années Lumière sont encore nécessaires. »
Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Alain Bergala (ed.), Jean-Luc Godard, éd. Cahiers du cinéma, 1998, t. 1, p. 253.
- Lire ou relire un article publié en anglais dans Film and Digital Times, où Vittorio Storaro, AIC, ASC, parle de son expérience du numérique dans Café Society, de Woody Allen.