Le Procès contre Mandela et les autres

The State Against Nelson Mandela and the Others
Je viens d’achever le tournage de L’Échange des princesses quand je rencontre pour la première fois le journaliste de radio Nicolas Champeaux. Il ronge ses micros à RFI depuis qu’il a une idée en tête ! Nous sommes en novembre 2016. Nicolas m’apprend que le procès de Nelson Mandela a été entièrement enregistré entre 1963 et 1964 au cours des neuf mois et que 256 heures d’archives sonores sont en train d’être numérisées et restaurées par un ingénieur français qui a inventé une machine pour les lire. Il vient d’en écouter de larges extraits.

Nicolas Champeaux me dit : « 256 heures… Soit deux fois le temps de lecture du roman de Marcel Proust, À la recherche temps perdu. »
Nicolas a le sens de la "punch line" ! Il me révèle également qu’à l’issue de ce procès, une dizaine de compagnons de lutte de Mandela ont été condamnés à perpétuité en compagnie de celui-ci, devenu icône. Il existe encore trois survivants à ce jour : Andrew Mlangeni, noir, 92 ans, Denis Godberg, blanc, 89 ans, Ahmed Katrada, métisse d’origine indienne, 89 ans…
Lorsque je demande à Nicolas s’il est possible de les contacter, il prend son téléphone et les appelle devant moi, un par un, me rappelant qu’il n’y a pas de décalage horaire entre la France et l’Afrique du Sud...
Après avoir raccroché, Nicolas ajoute que sur les cinq avocats de la défense qui ont couvert le procès, deux sont encore vivants : Georges Bizos, avocat personnel de Nelson Mandela, qui habite Johannesburg, et Joel Joffe, qui se trouve à Londres. Tous les deux ont 90 ans…
Je dis à Nicolas : « Il faut partir. Tout de suite ! »
Nicolas me regarde étrangement et je vois bien qu’il me prend pour un fou.
Je continue : « Tu peux payer un aller retour en Afrique du Sud ? Si oui… Je m’occupe du reste… Dans le meilleur des cas, et pour bien connaitre les guichets, notre financement prendra un minimum de six mois… Pas le temps d’attendre ! »
Nicolas acquiesce.

Gilles Porte, Winnie Mandela et Nicolas Champeaux
Gilles Porte, Winnie Mandela et Nicolas Champeaux

Je demande alors à Samuel Lahu s’il est libre et s’il veut refaire un tour en Afrique du Sud. Samuel a été mon assistant sur plusieurs films de long métrage et surtout mon complice avec une vitre et du papier noir lorsque j’avais fait se dessiner des enfants autour du monde .
Samuel accepte tout de suite et me propose qu’un de ses copains de promo (La Fémis, 2006), Gautier Isern – avec qui j’ai déjà travaillé – se joigne à nous pour être le chef opérateur du son.
L’équipe de tournage est donc constituée et notre organisation s’affine avec Thomas Brutchi qui établit un "plan d’attaque" entre les Alpes, où il habite, et différentes provinces d’Afrique du Sud.

Le choix du matériel se fait par défaut. J’appelle un ami réalisateur, Frédéric Chaudier, avec qui je viens de faire un documentaire comme opérateur dans six pays, pour lui emprunter deux appareils photos Sony Alpha 7S2, trois optiques Sony et deux projecteurs LEDs. J’ajoute à ce dispositif une toile qui servait de background pour des enfants de moins de six ans. Nicolas et moi ajoutons deux casques Sennheiser, prêtés généreusement par la marque, à notre liste de matériel et voilà comment Nicolas, Samuel, Gautier et moi partons en Afrique du Sud pour des repérages en janvier 2017, sans aucune autorisation de tournage, sans aucun début de financement mais avec des carnets ATA !
« Libres dans le cadre », ça restera une de nos devises au cours de cette aventure, même si parfois nous sommes un peu sortis du format imposé.
UFO accepte de prendre des risques en avançant les frais de ces repérages, dont nous savons tous que ce seront peut-être les seules images que nous rapporterons d’Afrique du Sud, vu l’âge de nos protagonistes.

Ce n’est pas parce que Nicolas n’a pas une formation d’image qu’il ne donne pas son avis sur un cadre, une lumière ou un mouvement de caméra. Je l’encourage à le faire en nous posant parfois autour de travaux de photographes et de peintres. L’artiste sud-africain William Kentridge est souvent convoqué au milieu de nos réflexions. Nicolas est un homme de sons mais ce serait injuste de dire qu’il ne s’est cantonné qu’à cette partie, comme il serait inexact d’écrire que je n’ai eu qu’un regard sur l’image d’un documentaire que nous avons en fait très écrit. A la veille de nos entretiens, Nicolas me relit toujours les questions que nous avons imaginées et, ensemble, nous corrigeons une virgule, rajoutons une interrogation, ayant conscience tous les deux qu’il est primordial de faire sortir parfois nos intervenants de leurs zones de confort, au cours de face à face qui durent parfois plus de six heures.
Nous convenons d’une méthode de travail lors de ces rencontres filmées. Je n’interromps jamais Nicolas (sauf problème technique) afin de ne pas rompre une relation qui se tisse avec celui ou celle que nous rencontrons mais je lui écris des remarques sur des bouts de papier si j’en éprouve le besoin. Au cours d’un très long entretien (sept heures), je me souviens avoir demandé à Nicolas d’enchaîner moins rapidement , de manière à laisser plus de temps à notre interlocuteur qui replonge 57 ans en arrière !
« N’aies pas peur des silences ! C’est ce qu’il y a de plus beau au cinéma ! »
Si la mémoire immédiate des personnes âgées est parfois très moyenne, leur mémoire lointaine, quand elle est ravivée, est souvent fantastique ! Mais pour cela il faut accepter de prendre ce temps… Une notion de temps très différente de la nôtre ou de celle d’un enfant de moins de six ans…
Il faut voir à quel point faire écouter des voix à des hommes et des femmes qui ont vécu ce procès plus d’un demi-siècle plus tôt "réveille" des consciences et ravive des émotions ! Quiconque découvrira ces visages ne pourra les oublier désormais et c’était bien là notre but ! Mettre des prénoms, des noms, des visages et des regards sur celles et ceux qu’un gouvernement raciste a tenté de faire disparaître était l’un de nos objectifs. The State Against Nelson Mandela and the Others est le titre anglais de notre film parce que c’est aussi le titre que le gouvernement sud-africain a donné à ce procès dans les années 1960… No comment…

Quand Nicolas et moi rentrons d’Afrique du sud, après dix jours, nous avons dix-sept heures de rushes.
Nous retrouvons Oerd , un ami dessinateur que j’avais présenté à Nicolas avant de partir en Afrique du Sud, convaincu que c’était la bonne personne pour "dessiner sur des sons". Le procès de Nelson Mandela et de ses compagnons de lutte n’avait pas été filmé mais qui nous empêche désormais de le dessiner ?
Oerd est un immense artiste et notre film lui doit beaucoup. En dehors de son talent, il a su se fondre au milieu de notre duo en acceptant parfois de revenir sur un trait, toujours au service de sons qui n’ont cessé de constituer la colonne vertébrale de notre film. Nicolas me présente à son tour un de ses meilleurs amis, Aurélien Chauzenoux, compositeur. Notre complicité devient évidente, notre quatuor magnifique !
L’équipe artistique et technique devient complète lorsque se rajoutent à notre équation la monteuse Alexandra Strauss et Elisabeth Pacotte, formidable monteuse son.

Mais n’oublions pas, à la veille de la sortie de ce film sur grand écran, qu’à quelques jours près, il n’y aurait pas eu de film car l’un de nos protagonistes principaux est décédé deux mois après notre première rencontre. Merci à celles et ceux qui ont permis, de UFO à Rouge International, de rendre possible cette aventure au milieu de lois de marchés et des autoroutes des tankers pas toujours enclins à faire partir en mer de frêles embarcations ! Que celles et ceux qui se battent tous les jours pour tenter de partir sur des chemins de traverses sans avoir le financement pour hisser la grand-voile soient associés à ces images et à ces sons car oui, ce sera toujours une folie de lancer un film, court ou long, sans que son financement soit assuré ! Une folie dont Nicolas et moi sommes aujourd’hui si fiers de vous présenter…
« J’ai souvent commis beaucoup d’actes de folie dans ma vie. Je regrette une seule chose, celle de ne pas en avoir commis d’avantage ! » (John Casavetes à son ami Peter Falk, la veille de son décès)

  • Lire ou relire l’article où Nicolas Champeaux et Gilles Porte présentent dans une vidéo la genèse et les enjeux de mise en scène.

Dans le portfolio ci-dessous, trois pages du carnet de travail de Gilles Porte.

Portfolio

Équipe

Scenario et réalisation : Nicolas Champeaux et Gilles Porte
Production : UFO et Rouge International
Animation : Oerd
Musique : Aurélien Chouzenoux
Image : Gilles Porte, AFC et Samuel Lahu
Montage : Alexandra Strauss
Son : Gautier Isern, Elisabeth Pacotte, Christophe Vingtrinier

Technique

Caméra : Sony Alpha 7S2 (4K RAW), optiques : Sony 35 mm (Zeiss), zooms Sony 24-70, 28-135, 70-200 mm
Laboratoire : Mopart.