Le Ruban blanc

Entretien avec le directeur de la photographie Christian Berger, AAC

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Lors du dernier Festival de Cannes, l’AFC a publié sur son site Internet une série d’entretiens avec des directeurs de la photographie ayant un film retenu dans l’une ou l’autre des sélections.
A l’occasion de la sortie sur les écrans du Ruban blanc de Michael Haneke, Palme d’or de cette 62e édition, nous publions un entretien avec le directeur de la photographie autrichien Christian Berger, AAC dans lequel il y parle de son travail sur le film et d’un système d’éclairage dont il a contribué à la mise au point.
Sortie le 21 octobre 2009

Christian Berger, AAC a une carrière associant des expériences en tant que producteur, réalisateur et auteur de longs métrages et de documentaires. Mais c’est sans doute en tant que chef opérateur qu’on le connaît le mieux en France. Souvent associé au réalisateur autrichien Michael Haneke (Benny’s Vidéo, 71 fragments d’une chronologie du hasard, La Pianiste, Caché…), il a également travaillé avec Amos Gitai et Luc Bondy.

Le directeur de la photographie Christian Berger, AAC
Le directeur de la photographie Christian Berger, AAC


Depuis plusieurs films, son travail de lumière repose sur un l’emploi d’un procédé tout à fait original qu’il a lui-même mis au point (le CRLS pour Cine Reflect Lighting System). Une méthode reposant sur l’utilisation d’un nombre de sources réduites reprises par une multitude de réflecteurs spécialement conçus. C’est à l’aide de ce système qu’il a entièrement mis en image
Le Ruban blanc, Palme d’or 2009.

En voyant le film, on ne peut penser qu’à des ambiances de films de Bergman...
Etait-ce l’une de vos références ?

On a pas vraiment parlé de ça... Je crois que Michael Haneke en avait même un peu peur !
Mais vu le sujet, les décors, on ne pouvait que difficilement échapper à la comparaison avec les images de Sven Nykvist. J’ai donc voulu aller vers une image noir et blanc, d’une beauté nouvelle, résolument moderne, et éviter à tout prix le coté " rétro ". Nos seules recherches se sont dirigées vers des films d’époque, dont certains de Luchino Visconti ou de Clint Eastwood, qui jouent avec des lampes à pétrole.

Comment avez-vous tourné ? La projection numérique cannoise donnait l’impression d’une image extrêmement piquée, avec une échelle de nuances très riche... Est-ce de la prise de vue numérique ?

Eh non ! Le résultat tel qu’il a été projeté à Cannes, en numérique, est vraiment un bon exemple de croisement entre les deux technologies (argentique et numérique)... A la fois, le film n’aurait sans doute pas pu être capté en numérique sur le plateau à cause du très faible niveau de lumière utilisé sur les intérieurs nuit. En effet, Michael Haneke ne supporte pas les plateaux trop éclairés. Il veut déjà voir sur le plateau comme il imagine son film... Tourner à des diaphs élevés ou avec de la pellicule 100 ISO en intérieur est une chose impossible à lui faire accepter ! Vu les contrastes extrêmes des lampes à pétrole dans le champ, seule la latitude extrême du film nous le permettait. D’un autre côté, la projection et la postproduction numériques ont été indispensables pour atteindre cette image noir et blanc si moderne au final...

Avez-vous tourné en pellicule N&B ?

Comme les chaînes de télévision ont imposé par contrat de leur délivrer une version en couleur du film, nous avons été forcés de tourner de cette manière.
Au début, on était certes un peu déçu de ne pas faire le film directement en noir et blanc... Mais après quelques tests, je me suis aperçu que la combinaison entre les nouvelles négatives couleur Kodak Vision (500T, 250D et 100T), le scan en 4K et l’étalonnage numérique en noir et blanc était exactement ce qu’il nous fallait pour atteindre cette sorte de modernité.
Je pense que notamment sur l’échelle des gris, il n’ y a aucune comparaison possible avec les anciennes négatives noir et blanc dont la technologie n’a pas évolué depuis presque 30 ans... Aujourd’hui, on n’obtient cette qualité qu’en numérique.

Il y a aussi une grande séquence d’extérieur jour très brillante, en plein soleil au milieu du film (la fête de la moisson)... Comment avez-vous procédé pour cette longue séquence qui tranche un peu avec les intérieurs très sombres que vous décrivez ?

Pour cette séquence, je n’ai fait que moduler le contraste avec quelques réflecteurs. C’est aussi la force de la prise de vues en film dans ce genre de situation d’extérieurs jour très contrastés. C’est là où la collaboration avec le créateur de costumes est primordiale. Par exemple, on a dû faire un tas de tests sur les tissus à utiliser, des tissus aux motifs parfois très fins et complexes pour éviter de ramener des effets de moiré lors du passage en numérique.

Parlez nous de votre méthode unique d’éclairage et de votre système CRLS...

Ma démarche est plus " philosophique " que technique. C’est plus une nouvelle méthode qu’une nouvelle machine. En fait, je souhaitais libérer le plus possible le plateau de cet encombrement chronique de pieds, d’accroches, de câbles et de drapeaux... En tant que réalisateur moi-même, j’en ai souffert bien souvent et je sais que les comédiens aussi. C’est pour cela que j’ai décidé d’explorer à fond la voie de la lumière réfléchie, ce qui n’a rien de révolutionnaire en tant que tel quand on y pense.
La lumière solaire, qui est la première source utilisée depuis la nuit des temps, est elle-même en permanence réfléchie dans la vie de tous les jours... Pour recréer un tel dispositif, il m’a fallu mettre au point un projecteur particulier (Panibeam) à partir d’une ampoule HMI capable d’envoyer un rayon de lumière optiquement pur et au faisceau parfaitement rectiligne. Quelque chose s’apparentant au rayonnement solaire (dont les rayons sont tous parallèles, venant de l’infini) qui permet de jouer à loisir sur de multiples réflexions.

Le projecteur CRLS Panabeam 70 - Droits réservés
Le projecteur CRLS Panabeam 70
Droits réservés


Ce qui techniquement est nouveau, c’est la haute efficacité du projecteur et des réflecteurs qui permettent le contrôle précis du caractère de la lumière, sa distribution et la définition des contrastes. En développant en même temps toute une gamme de panneaux réflecteurs (les Paniflectors), on peut ensuite rediriger la lumière jusqu’au plus profond d’un décor sans rajouter de sources... C’est un peu comme un peintre qui observe la lumière naturelle et qui l’exploite en la redistribuant sur sa toile...

Quelle est votre scène favorite en terme d’image et qui illustre bien l’utilisation du CLRS ?

Il y a par exemple la scène où le petit garçon demande à la jeune fille ce que c’est que la mort... Pour cette scène, on a reconstruit un décor intérieur qui donnait sur la place du village (pour les découvertes). C’était une scène assez complexe, car elle est censée se passer au crépuscule. Je n’ai utilisé qu’un seul projecteur qui passait à travers la fenêtre, avec quelques petits réflecteurs autour de la caméra pour redistribuer très délicatement et précisément la lumière de base sur les visages. C’est très subtil, et c’est à mon sens dans ce genre de situations qu’on tire le meilleur parti du système.

Dans quelles puissances trouve-t-on ces fameux projecteurs ?

Les projecteurs existent en deux versions, le RLS 70 et le RLS 40, respectivement de diamètre 70 et 40 cm, équipés de lampes 1 200 et 800 W. En fait, c’est surtout la surface du projecteur qui est importante car elle permet de placer plus ou moins de réflecteurs, et éclairer un champ plus ou moins large... Les réflecteurs sont très légers, très facile à accrocher et à dissimuler sans avoir à sortir des barres ou du matériel lourd d’accroche projecteurs.
En outre, le réglage des lumières est plus rapide et on peut tourner avec très peu d’énergie. Par exemple, sur Caché, je n’ai eu besoin que de 7 kW... Sur Le Ruban blanc, je n’ai jamais dépassé les 12 kW... Et le plus drôle, c’est qu’on attendait toujours le maquillage ou les costumes plutôt que la lumière !

Cette méthode d’éclairage se marie-t-elle bien avec des plans en mouvements ?

Sur Le Ruban blanc, nous avons eu quelques travellings très discrets et aussi quelques plans au Steadicam. Mais ce n’est peut être pas le meilleur exemple. A ce sujet, je citerais le film d’Amos Gitai (Désengagement) où j’ai dû vraiment éclairer sur 360°, car le réalisateur voulait une totale liberté pour sa mise en scène et ses comédiens. Comme le (ou les) projecteur(s) sont souvent placés à l’extérieur et que la lumière principale rentre par une porte ou une fenêtre, on se retrouve dans le décor avec très peu de choses qui gênent dans le cadre...
Des petits réflecteurs de 10x20 cm, 30x30, 50x50... très faciles à dissimuler. La lumière se construit littéralement à partir de ces sources secondaires qui peuvent diffuser ou pas, créer des formes rondes, elliptiques... Plus besoin de drapeaux car il n’ y a presque aucune perte de lumière en chemin...

La lumière HMI n’est pas toujours très appréciée par certains de vos collègues pour des raisons de spectre lumineux... Avez-vous une option tungstène sur votre système ?

L’ampoule HMI est la seule, de par la petite taille de l’arc électrique, capable d’équiper de tels projecteurs à rayons parallèles. Mais on peut facilement la corriger en température de couleur comme nous l’avons fait régulièrement sur Le Ruban blanc pour des raisons de prise de vues en couleur et de contrat avec la télé. En fait, je ne pense pas qu’il y aura à l’avenir de Panibeam équipés en lampes tungstène, mais par contre, on va sûrement être amené à décliner la version 40 cm avec des ampoules moins fortes que 800 W. Ceci surtout quand on tourne dans des décors un peu exigus et que le projecteur ne peut être placé a l’extérieur...
Réduire la taille du projecteur n’est par contre pas nécessaire, car autrement on risque de trop perdre de la surface pour utiliser sereinement les réflecteurs.

Parlez nous un peu de l’étape de postproduction.

J’estime que désormais, la partie consacrée à l’étalonnage est aussi importante dans mon travail que ce que je fais sur le tournage. Les possibilités sont telles qu’on peut, par exemple, compenser le manque de temps ou de moyens rencontrés parfois sur un plateau.
Sur Le Ruban blanc, j’ai passé deux semaines en étalonnage, ce qui est plus court que la moyenne, mais logique car on ne travaillait qu’en luminance et contraste, sans les problèmes de couleur... Parmi les trucs " un peu spéciaux " que j’ai pu utiliser sur ce film, il y a par exemple cette ruse qui consistait à éliminer les doubles ombres sous les lampes à pétrole... Ou cet outil de modulation de piqué d’image qui m’a permis sur certaines séquences tournées à pleine ouverture (comme celle du repas chez le prêtre avec ses enfants) de diriger l’attention du spectateur vers un personnage en rajoutant du détail ou en enlevant sur les autres...
Cet étalonnage a mené à la finalisation du film en copie numérique (telle que présentée à Cannes) et en copie film par l’intermédiaire d’un shoot sur internégative couleur.
A ce jour, nous n’avons pas fait d’étalonnage en couleur, car la télévision allemande ne nous a pas encore fait part de son choix final quand au PAD.

Propos recueillis pour l’AFC par François Reumont