Le bateau, c’est rigolo...

Par Benoît Lavat

La Lettre AFC n°282

Lors des obsèques de Matthieu Poirot-Delpech, samedi 2 décembre 2017, Benoît Lavat, son cousin, a pris la parole et lu le texte suivant.

Pourquoi aimes-tu le bateau ? Parce que le bateau, c’est rigolo.
Matthieu adorait le bateau, le vent, la mer, le soleil, les embruns, les courants les virées entre copains et aussi cette particularité d’être assez vite seul au monde.
Quoi de mieux, pour se vider la tête, qu’une montée à Chausey sous les grains, par vent de Noroit soutenu, dans une mer hachée court ?
Matthieu appréciait l’alchimie d’un équipage faite de cohésion, de solidarité et de bienveillance qui prend toute sa dimension dans l’exécution, réussie, d’une belle manœuvre.
Au large, on ne fait pas semblant ou alors pas longtemps !
Comme Bertrand, Matthieu avait développé, à la mer, un humour s’appuyant sur le comique de répétition.

Je me souviens d’une régate où Matthieu avait réussi à élargir le huis clos aux quarante-cinq équipages engagés. C’était en 1990, nous participions à la Barquera, régate entre La Baule et l’Espagne, aller retour à travers le golfe de Gascogne avec une escale de trois jours à Gijon.
Scaramouche est un joli bateau de 40 pieds mené par un équipage de huit bons gaillards trentenaires dont beaucoup d’architectes un brin sales gosses.
Il y avait Fred, Bill, Nanard, Xav, Ferra, Ben et Greystoke, armoire à glace quimpéroise d’un mètre quatre-vingt-quinze dont le job était représentant de commerce en lingerie féminine… Ça ne s’invente pas !
Certains sont là, d’autres n’y sont plus.

Matthieu, très vite surnommé "Pohrinho Delpoch", était le navigateur, ce qu’il faisait plutôt bien et avec assiduité car à cette époque le GPS n’existait pas. Il était même venu avec son sextant, histoire de tutoyer les astres le temps d’une droite de hauteur.
Matthieu était aussi en charge de la VHF, organe de sécurité en veille 24 heures sur 24. C’est une sorte de radiotéléphone où l’on parle chacun à son tour et où tout le monde peut vous entendre. Pour parler il suffit d’appuyer sur une "pédale" située sur le combiné et de la relâcher pour écouter.
La discipline est nécessairement stricte sinon, c’est inintelligible.

Pour chauffer l’ambiance, Matthieu avait amené une boîte à vache, vous savez cette petite boîte cylindrique qui fait « meuh ! » quand on la retourne.
Matthieu l’utilisait pour souligner une blague douteuse, un mauvais jeu de mot, ou encore annoncer l’apéro… Par temps calme, l’attente du vent et l’ennui, le canal course devenait "Radio Cocotier" où fusaient recettes de Ti-punch et blagues salaces, et le soir, jusque tard dans la nuit, "Boîte à coco" et ses rythmes endiablés transformaient les coursives en dancing.
A bord, on était pas trop Radio Coco jusqu’à ce que Matthieu se mette à couper les discussions et le classement du jour par des meuglements.
Imaginez-le ! Assis à la table à cartes, la tête penchée sur le côté, le téléphone dans une main la "boîte à meuh" retournée sur le micro dans l’autre.

Matthieu, les sourcils légèrement relevés sur un sourire pincé, cherche du regard la complicité des potaches qui l’entourent. Puis il presse la pédale du combiné, retourne délicatement l’ensemble qui émet alors un long meuglement rauque et profond. En relâchant la pédale, il sembla particulièrement satisfait à la vision de ses coéquipiers hilares.
Matthieu était plutôt du genre à user d’une blague quand il la sentait bien.
Ce qui fut le cas, soulevant même à bord quelques éclats mais pas autant que sur les ondes où le "comité de course" et "Radio Cocotier" se sont émus de la présence de bovidés dans la course.

Matthieu, méthodique et appliqué, renouvela régulièrement l’opération, la difficulté étant d’insister suffisamment, mais pas trop, pour titiller un maximum de monde. A Gijon, les regards de travers n’ont pas échappé à Matthieu qui, pour mieux continuer évidemment, décida de rester incognito.
La consigne à bord fut de cacher la "boîte à meuh" lors des visites impromptues des curieux sur la piste des meuglements.
La deuxième étape fut du même tonneau. Toujours à la nav’, Matthieu, bien rodé, déclenchait la "boîte à meuh" comme personne mais un méchant coup de gite l’envoya balader à travers le carré modifiant sa tonalité et son vibrato.
A l’arrivée, le cirque de la "boîte à meuh" avait fait des ravages et exaspéré plus d’un équipage.
Lucides ou poltrons, nous n’avons rien dévoilé, poussant le comble jusqu’à rejoindre ceux qui réclamaient des têtes. Matthieu affichait le sourire satisfait du type qui a réussi son coup, ne serait-ce qu’à l’idée de pouvoir recommencer un jour.

Ce qui est sûr, c’est que le bateau, maintenant, ce sera beaucoup moins rigolo.