"Le blues de l’art et essai"

Par Clarisse Fabre et Isabelle Regnier

AFC newsletter n°263

Le Monde, 23 mars 2016
Les Parisiens qui souhaitent voir Kaili Blues vont devoir se presser. Ce film qui nous a enthousiasmés pour sa poésie a reçu, au Festival de Locarno, le prix du meilleur cinéaste émergent, au Festival des 3 continents, à Nantes, la Montgolfière d’or, se construisant au fil des mois une réputation de joyau cinéphile.

A Paris, il ne sort pourtant que dans deux salles, et qui plus est deux salles de circuit – l’UGC Ciné Cité Les Halles et le MK2 Hautefeuille –, réputées pour offrir aux films qu’elles programment une durée d’exposition inversement proportionnelle à la forte ­visibilité qu’offre leur situation privilégiée.
La Vallée, de Ghassan Salhab, autre très beau film que nous défendons cette semaine, n’est pas mieux traité. Après un week-end de suspense éprouvant, pendant lequel il n’était assuré d’être diffusé que dans deux petites salles de la capitale, en multiprogrammation – situation qui le coupait de fait du grand public –, son distributeur, Survivance, a obtenu in extremis d’être programmé au MK2 Beaubourg.

Des repères brouillés
Cette relégation dans les marges d’un cinéma artistiquement ambitieux, économiquement pauvre et géopolitiquement minoritaire n’est pas nouvelle. Mais tous les cinéphiles le constatent : elle est de plus en plus violente et systématique. Tandis que le nombre de sorties de films en salles ne cesse de croître, la concentration d’une poignée d’entre eux sur les écrans s’intensifie. Et le phénomène ne concerne pas seulement les grands circuits commerciaux.
Resserrée sur une poignée de films d’auteurs dits "porteurs" (Ken Loach, Woody Allen, Nanni Moretti…), la programmation des grandes salles art et essai de la ­capitale ne reflète pas la diversité de l’offre. Et c’est parfois dans un multiplexe comme l’UGC Ciné Cité des Halles, à Paris, que l’on ­retrouve les films les plus ­singuliers…

De plus en plus intenable pour les distributeurs, cette situation a inspiré jeudi 17 mars à Thierry Lounas, distributeur de Kaili Blues et fondateur de la société Capricci, un communiqué qui a rencontré un fort écho dans la profession. Il est urgent, comme il le précise au téléphone, de redéfinir les critères du label "recherche", « en mettant le film au centre », en accordant, surtout, une prime à l’audace.
« Il faut arrêter avec le mépris généralisé pour les "films de festivals", pour les films défendus par la presse. La recherche fait partie de notre patrimoine cinématographique ! » Il insiste sur le travail d’accompagnement que nécessitent ces films de prototypes, et sur l’impossibilité qu’il y a à le mener quand les exploitants attendent jusqu’au lundi précédant la sortie pour s’engager à programmer un film.

Le distributeur de La Vallée, Guillaume Morel, fait le même constat : « On a le sentiment que l’importance de ces films et les débouchés se réduisent comme peau de chagrin. » Il plaide lui aussi pour une réglementation qui imposerait aux salles des engagements plus forts en faveur de l’exposition des films de recherche, mais les difficultés qu’a le secteur à se fédérer ne lui donnent pas beaucoup d’espoir…
La séquence politique qui s’est jouée ces derniers jours tend à lui donner raison. Le gouvernement vient en effet de renoncer à imposer un amendement au projet de loi "liberté de création", lequel visait à renforcer la régulation du secteur  : l’amendement 216 est issu des "Assises du cinéma", du nom de la longue séquence de concertation qui réunit les professionnels, depuis trois ans. Cet amendement à l’article 28 du projet de loi aurait pu permettre au gouvernement de légiférer par ­ordonnance, par exemple pour étendre les pouvoirs du médiateur du cinéma, lequel arbitre les conflits entre exploitants et ­distributeurs.

Voté en première lecture par les députés, retoqué par les sénateurs, l’amendement 216 a refait son apparition à la veille de l’examen en seconde lecture, à l’Assemblée nationale, lundi 21 mars : le gouvernement a déposé une nouvelle version de son texte, plus contraignante, en commission des affaires culturelles, le 16 mars.
L’amendement prévoyait de renforcer les « engagements de programmation » des exploitants, pour plus de diversité ; il imposait aussi aux distributeurs d’assurer une « meilleure diffusion » des œuvres, pour éviter la concentration, et permettre aux salles art et essai d’avoir davantage accès aux films porteurs.

« Partie de ping-pong »
La journée du 16 mars fut mémorable. La puissante Fédération nationale des distributeurs français (Pathé, UGC, MK2, Sony Pictures France…) a aussitôt critiqué le texte en dénonçant l’absence de concertation. Et en avançant un argument inattendu : si les salles art et essai ont un meilleur accès aux films porteurs, il restera encore moins de place pour les œuvres les plus singulières, comme Kaili Blues ou La Vallée.
C’est le monde à l’envers, même si la FNDF compte aussi parmi ses membres des "petits" du secteur (Epicentre, Eurozoom…). C’est surtout le symptôme d’un paysage qui a profondément muté, où des catégories jadis opérantes comme "cinéma d’art et essai", ou "distributeurs indépendants", recouvrent aujourd’hui des réalités différentes et ne relèvent plus d’une communauté d’intérêt.

Toujours est-il que le gouvernement a fait machine arrière, en proposant le soir même un "amendement 216 rectifié", ­nettement allégé. Exit les obligations pour les exploitants et les distributeurs, ou encore la disposition sur le médiateur.
« On a été spectateurs de la partie de ping-pong entre le gouvernement et les professionnels du ­cinéma », constate le président de la commission des affaires culturelles, le député socialiste Patrick Bloche. En colère, les professionnels dits "indépendants" (ARP, Syndicat des producteurs indépendants, Union des producteurs de film…) ont été reçus, lundi 21 mars, dans la matinée, au cabinet de la ministre de la culture, Audrey Azoulay, en présence de Frédérique Bredin, présidente du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC).

Le gouvernement a réaffirmé sa « détermination à faire avancer la régulation », invitant les professionnels à reprendre la concertation, dès le lundi après-midi, au CNC. Mais les "indépendants" ont opposé un "niet". Arrivés au CNC, ils ont lu une déclaration commune : « Sans cadre législatif contraignant, nous n’avons pas les moyens suffisants pour imposer et négocier une régulation efficace et vertueuse. » Avant de quitter la salle.

(Clarisse Fabre et Isabelle Regnier, Le Monde, mercredi 23 mars 2016)

  • Lire la tribune que la SRF a adressée à Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la Communication, et Frédérique Bredin, présidente du CNC.