Le cap est franchi

L’éditorial de Matthieu Poirot-Delpech, AFC
A Cannes, cette année, la dizaine de films présentés dans les diverses compétitions qui ont bénéficié de la collaboration des directeurs de la photographie membres de l’AFC ont été tournés majoritairement en numérique…, à 70 % !
L’image argentique nous avait habitués à sa lente mutation.

On travaillait en terrain connu, on continuait longtemps de se fier aux mêmes amers. Une nouvelle pellicule venait lentement se substituer à une autre, les gammes d’objectifs se modernisaient prudemment, on prenait son temps pour valider la pertinence des nouveautés.
La spirale étourdissante du numérique s’est enclenchée. Une technologie devient obsolète au bout d’à peine un an.
Plus le temps de tailler ses crayons, il faut les ranger pour en prendre de nouveaux.
Nous sommes arrivés à l’âge de l’upgrade, de la MAJ, de la version 2.8.14 qui corrige un défaut rédhibitoire de la version 2.8.13b.
Nous sommes entrés dans l’ère de l’impalpable. C’est passionnant, c’est terrorisant, mais c’est comme ça ! Il nous faudra faire avec…

En pellicule, tout se payait au mètre. Nous prenions bien soin, quelques jours avant la fin du tournage, de " passer les chutes ". 25 mètres par-ci, 15 mètres par-là... Le réalisateur enrageait de devoir attendre, mais le deuxième assistant rayonnait lorsqu’il avait fini de les placer. Il participait, à sa façon, à l’économie du film. Il en tirait une certaine fierté. Le directeur de production, attentif à la consommation de pellicule, savait ce qu’il lui devait.
Aujourd’hui, deux petits " clics " sur la caméra et la taille des fichiers sera multipliée par 10 ou plus. Ce facteur se retrouvera à toutes les étapes de la postproduction. Trop tard...
Alors que le rôle de " prescripteur " du directeur de la photographie devrait être renforcé, il est de plus en plus souvent mis à mal. Les devis deviennent de plus en plus flous pour des prestations parfois vagues.

L’AFC a, plus que jamais, un rôle à jouer pour modérer les excès de ce tourbillon soi‐disant vertueux. Pour cela, il devient plus que jamais essentiel de communiquer entre nous sur nos expériences afin d’affronter plus sereinement les mutations à venir.
Il est temps que l’on puisse enfin se consacrer à ce qui est l’essentiel, ce qui n’évolue pas mais change sans cesse : la danse d’une flamme, la course du soleil.