Camerimage 2024
Le chef opérateur Krzysztof Trojnar revient sur la mise en images de la série "Baby Reindeer"
"Girl Meets Boy", par François Reumont pour l’AFCDonny est un barman d’une trentaine d’années qui aspire à devenir humoriste. Il est victime de harcèlement lorsqu’il rencontre Martha et qu’elle commence à lui envoyer des centaines de courriels chaque jour après s’être convaincue d’être en couple avec lui. Ce harcèlement réveille en lui le souvenir d’un traumatisme subi plusieurs années auparavant.
Ce n’est pas tous les jours qu’on reçoit un projet pareil, n’est-ce pas ?
Krzysztof Trojnar : Dès ma découverte du scénario, il était assez évident que j’avais entre les mains quelque chose de complètement inédit. Par moment j’avais même du mal à croire ce que j’étais en train de lire ! Naturellement, j’étais au courant que c’était inspiré d’une histoire vraie, et surtout que Richard avait lui-même porté sur scène cette histoire, sous la forme d’une pièce de théâtre. Au-delà des situations, et de ce qu’on peut imaginer en matière d’image en tant que chef opérateur, j’étais surtout conquis par les personnages, notamment le protagoniste (Donny) qui est tellement attachant, et surtout si drôle malgré le contexte extrêmement sombre de l’intrigue. Et puis il y avait ce truc tellement convaincant au sujet de Martha, cette dynamique entre les deux qui s’installe dès le premier épisode. Et qui finalement nous éloigne dans un premier temps de la pure menace du harcèlement.
Quels ont été les premières images qui vous sont venues en tête ?
KT : La saleté, et cet aspect déprimant et granuleux qu’on peut ressentir à Londres. Quand vous découvrez le contexte dans lequel vit Donny, c’est un peu comme si vous l’aviez déjà vous-même expérimenté. Dans la communauté des artistes, des comédiens, beaucoup de gens ont déjà vécu forcément un peu ça, cette espèce de survie dans la ville, où vous tentez de percer... Mais sans vraiment jamais y arriver. Faire des boulots alimentaires pour continuer tant bien que mal à poursuivre votre rêve. Je pense que ça parle à beaucoup de gens comme nous, et ça les fait forcément se replonger dans une partie de leur vie ! D’un point de vue look, j’ai pensé, par exemple, à Fight Club, de David Fincher (image Jeff Cronenweth). Un truc vraiment obscur dans un certain sens... sur le fil du rasoir. Mon idée était que l’environnement reflète la psychologie de Donny, et l’état dans lequel il se trouve. Limiter aussi les plans larges de la ville, et se concentrer sur quelques lieux, qui marquent son histoire et son personnage.
La série a aussi un côté très répétitif, avec certains lieux qui rassemblent une bonne partie de l’action, comme le pub dans lequel travaille Donny. Comment avez-vous abordé ce défi ?
KT : Comme je vous le disais, "Baby Reindeer" est à l’origine une pièce de théâtre. Et on retrouve un peu cette forme dans la série. À l’échelle du premier épisode par exemple, presque tout se passe dans le pub, et il y a beaucoup de dialogues. Il faut presque attendre l’épisode 4 qui marque une rupture complète avec ce qu’on a vu précédemment pour voir l’intrigue changer de lieu, de contexte et même de ligne temporelle. Avec Weronika Tofilska, la réalisatrice, on a bien sûr abordé le sujet en préparation, en demandant par exemple si on pouvait s’échapper parfois du champ contre-champ, et de varier un peu la forme.
Une chose est sûre, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’évolution dans la manière de filmer ces décors récurrents comme le pub... C’est plus à l’échelle de chaque scène qu’on a légèrement bougé les curseurs pour s’adapter à la température émotionnelle de la situation. Parce que quoi que vous fassiez à l’image, la force émotionnelle vient principalement dans cette série de la performance des comédiens.
Il y a quand même des mouvements de caméra, et pas des moindres !
KT : Ces mouvements de caméra, notamment dans le pub, c’était pour nous une démarche subjective. Montrer comment Donny voit Martha, et intensifier cette subjectivité. Et puis ça va de pair aussi avec cette sorte de routine qui s’installe dans le pub, ces petits gestes... La manière dont elle commande le Coca-Cola qui lui sert comme un gimmick répétitif. Toutes ces petites actions, on voulait les rendre encore plus évidentes par le mouvement de caméra. Et puis il y a aussi la voix off de Donny qui est très importante dans la série. Cette voix off nous a beaucoup guidés par rapport à ces mouvements, par exemple ce travelling avant sur Martha quand elle entre dans le pub, au ralenti... Véronique et moi, on aime vraiment beaucoup les frères Coen qui ont utilisé parfois ce genre de forme dans leurs premiers films, ou Paul Thomas Anderson qui en a fait une des formes récurrente dans Magnolia. Cette sorte de finalité intense du travelling avant me fascine. C’est le moment où la caméra devient vraiment le narrateur à la première personne du film. De ce point de vue là, je dois vous avouer qu’écouter la captation audio de la pièce de théâtre d’origine m’a beaucoup inspiré. Le rythme m’a littéralement sauté aux yeux. Bizarrement, beaucoup plus qu’à la première lecture du script. J’en profite aussi pour vous dire qu’une des références de Richard lui-même à l’écriture du projet, c’était Trainspotting, de Danny Boyle. Encore un film où ce genre de mouvements de caméra subjectifs et narratifs à la fois sont très présents...
La mise en place de la série est très condensée à l’image... Tout semble être presque filmé avec la même focale...
KT : Je me souviens qu’on avait une expression consacrée sur le plateau, qui était comme dans un menu de restaurant "l’optique du jour". En effet, la série a été tournée avec très peu de focales différentes. Principalement le 35 mm (Alexa Mini LF). Cette focale, pour moi, en Full Frame est celle qui permet à la fois de sentir la présence des personnages, sans réelle distorsion, tout en restant vraiment près d’eux, à 75 cm environ. On se sent physiquement avec eux, en gardant la ligne de regard très proche, et intensifier au maximum leur performance. Avec un côté très immersif pour le spectateur. Je pense que c’est très efficace notamment sur Martha. Ça renforce encore plus son caractère invasif dans l’intrigue... Et puis, au fur et à mesure que la série progresse, on est peu à peu passé à des focales encore plus courtes, de plus en plus inconfortables, à l’image de ce fameux épisode 4 dont je vous parlais tout à l’heure.
Et sur la lumière ?
KT : La lumière est très réaliste, pas spécialement stylisée. Notre seul vrai objet de discussion avec Veronika étant comment gérer les mouvements des comédiens, et s’adapter en lumière en fonction d’eux, notamment dans le pub. Par exemple quand on la voit courir après lui, et ce genre de scènes où vous êtes forcés à l’image d’éclairer à la fois pour le plan serré et pour le plan large. Ce n’est sûrement pas la manière la plus confortable de travailler, mais c’est l’histoire qui commande.
Si je dois résumer la situation en un mot, dans ces scènes la caméra prenait le rôle principal sur la lumière... L’important, à la fin, c’était surtout qu’on ressente cette ambiance londonienne un peu déprimante... Le soleil ne rentrant jamais à l’intérieur, un peu comme si on était dans un canyon entre deux immeubles.
Parlons un peu des extérieurs nuit, qui marquent plusieurs scènes importantes de la série. Par exemple le viol sous le pont, au bord du canal dans l’épisode 2...
KT : On avait au départ cette idée que Martha l’immobilise. Le choix du lieu est très important, puisqu’il fallait qu’on comprenne qu’elle puisse le bloquer alors qu’ils sont tous les deux en train de marcher en extérieur nuit dans la rue. C’est là qu’on a eu l’idée du pont et du canal. C’était une scène vraiment difficile, principalement à cause de cette histoire de motivation, et de savoir à partir de quel point ils allaient s’arrêter de marcher, et comment concrètement elle allait l’agresser... Comment elle allait pouvoir s’y prendre pour le stopper et le paralyser... Je me suis simplement appuyé sur la lumière de la rue, en tentant de la rendre un peu plus inquiétante. Et ça, je me souviens que ça fonctionne assez bien quand ils passent sous le pont, notamment sur le plan sur Martha...
Autre scène en extérieur nuit, à l’opposé, beaucoup plus tendre. À la sortie du spectacle dans l’épisode 1
KT : J’aime beaucoup cette scène aussi, c’est peut-être la plus romantique de toute la série ! C’est un moment où on découvre le côté fragile de Martha, extrêmement naïve. Et en même temps son côté terriblement flippant. Exactement comme Donny, ressentir à la fois de l’affection et de la peur à son contact. En termes d’image, on a cette ambiance nocturne très contrastée, avec cette source unique assez chaude qui éclaire l’arrière-cour. Peu de couleurs, comme souvent dans la série, mais quand même une petite touche de vert grâce à la porte de sortie de secours en arrière-plan. Ça m’amène à vous parler aussi de la palette de couleur de la série, qu’on avait plus ou moins définie comme "celle de la chair en décomposition, associée à quelques touches de couleur". Pour Richard, c’est le rouge qui nous a souvent servi en contrepoint, mais là, sur cette scène, c’est cette touche verte en arrière-plan qui joue ce rôle.
Parlons maintenant de l’épisode 4, qui constitue une rupture narrative marquante dans la série...
KT : Avec cet épisode, on voulait résolument basculer vers l’épouvante. Cette sorte de prise au piège dans l’appartement de Darrien devait tourner visuellement au cauchemar. D’ailleurs le dernier acte de cet épisode peut être regardé comme un authentique film d’horreur. Et comme je vous le disais tout à l’heure, on s’est mis à utiliser des focales beaucoup plus courtes. Par exemple dans cette séquence où Darrien se met à danser devant lui, là on passe au 16 mm toujours en Full Frame. On a aussi utilisé un 35 mm customisé par Arri Rental London qui "défocalise" les bords de l’image.
Parmi les autres outils utilisés pour capturer cette séquence, il y a aussi un casque sur lequel on installe la caméra, fixé à la tête de Richard... Notamment quand il s’enfuit à travers le couloir.
On a essayé de rendre cet épisode le plus subjectif possible, dans le cadre de ce qu’on s’était fixé pour la série. Pour vous donner un ordre d’idée, au lieu des 75 cm usuellement constatés dans le pub par exemple avec les comédiens, là, j’étais perpétuellement collé à Richard.. à peine à 30 cm de son visage en permanence sur l’épisode 4. C’est sans doute l’épisode dont je suis le plus fier.
Dans quel ordre avez-vous pu tourner la première partie de la série ?
KT : A 80 % dans l’ordre chronologique. Je me souviens qu’on a même commencé par les flash-backs, avec ces scènes lors du festival comique auquel Donny participe à Edimburgh. Tout simplement parce qu’on n’avait pas les moyens de les recréer, et qu’on devait profiter du véritable événement pour ramener cette partie de l’histoire. Ensuite, on a enchaîné les épisodes, en regroupant bien sûr certains décors... Mais je me souviens très bien avoir aussi terminé par cet appartement de Darrien qui était notre ultime décor. [La deuxième partie de la série étant réalisée par Joséphine Bornebusch et filmée par Annika Summerson)].
Quelle position a adopté Richard Gadd sur le plateau en tant que créateur et interprète principal ?
KT : C’était forcément quelque chose d’intense pour Richard de revivre cette histoire et d’être quasiment dans chaque scène. On sentait qu’il voulait à la fois donner beaucoup de choses à la caméra, mais sans se sentir comme un dictateur de quelque manière que ce soit. Je me souviens que sur les repérages par exemple, son avis était très précieux. Quand on cherchait le décor du pavillon où son ex belle-mère continue à l’ héberger, c’est lui qui nous a tout de suite validé le choix en nous expliquant combien ce lieu ressemblait à ses propres souvenirs. C’est donc surtout sur ce genre de petits détails qu’il nous a aiguillés... Nous laissant à la fois complètement libres sur le langage visuel, et comment on allait interpréter son récit.
La série a provoqué beaucoup de réactions diamétralement opposées dans le public... En êtes-vous conscient ?
KT : Oui ! J’ai eu moi-même de multiples retours de la sorte dans mon entourage. Au-delà de l’inconfort ou l’embarras que la série a pu provoquer chez certains, je pense qu’elle a tout de même eu le courage de parler du harcèlement et de mettre la lumière dessus. Je me souviens avoir lu, quelques mois après la mise en ligne de "Baby Reindeer", un article de presse qui relatait que les appels à une association de lutte contre le harcèlement subi par les hommes avait été multipliés par trois au Royaume-Uni. C’est peut-être la preuve que ce projet dépasse un peu son simple statut de série télé...
Tout de même, en étant derrière la caméra, comment vous êtes-vous même senti face à cette situation totalement unique où le comédien a lui-même été le personnage dans le passé ?
KT : Je me suis surtout fié à ma réponse émotionnelle. En quelque sorte veiller à ne jamais porter de commentaire, mais juste traduire la réalité des personnages à l’écran, quel que soit, parfois, l’inconfort de la situation. À la fois, Richard avait déjà interprété ce rôle de multiples fois sur scène au théâtre. Je ne dis pas que ça rend les situations moins dures à interpréter, mais quand même, ce processus de distinction entre le rôle et la personne avait déjà été entamé depuis longtemps.
Ce n’était définitivement pas la première fois qu’il se replongeait dans ce passé douloureux.
Mais vous avez raison.... Il y a eu des moments durs... Complexes de ce point de vue. On se disait tout de même en fin de journée, que c’est une version écrite pour l’écran... Et qu’on n’est pas en train de filmer un documentaire. Et puis, il y a cette fierté de transmettre ce témoignage, faire connaître cette histoire. Et ça, à la fin, ça emporte tout. On se sent tout à fait légitime de le faire de la manière dont on l’a fait.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)