Le chef opérateur Thomas Favel, AFC, revient sur ses choix pour "Retour à Séoul", de Davy Chou

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Le franco-cambodgien Davy Chou réalise son deuxième long métrage Retour à Séoul dans lequel il filme sans pathos mais au plus près une jeune femme qui revient sur les traces de ses origines coréennes. La plasticité de l’image du chef opérateur Thomas Favel, AFC, qui collabore avec Davy Chou depuis ses premiers films, nous embarque dans ce voyage initiatique. Il nous dévoile ici les coulisses de son implication artistique pour Retour à Séoul en sélection dans la section Un Certain Regard de ce 75e Festival de Cannes. (BB)

Sur un coup de tête, Freddie, 25 ans, retourne pour la première fois en Corée du Sud, où elle est née. La jeune femme se lance avec fougue à la recherche de ses origines dans ce pays qui lui est étranger, faisant basculer sa vie dans des directions nouvelles et inattendues.

Thomas Favel et Davy Chou
Thomas Favel et Davy Chou


Une mise en image en adéquation avec le personnage
TF : Freddie, la jeune héroïne, a une scission interne assez forte, son comportement est parfois fantasque, explosif, à d’autres moments elle reste en retrait, pour observer. L’idée était de passer d’un cinéma asiatique de contemplation à un cinéma inspiré des Frères Safdie (Good Time), pour suivre ces attitudes explosives, en longue focale un peu chahutée. Pour ces plans-là, on passait à l’épaule et à deux caméras, et pour que les personnages aient le maximum de place, il fallait tout accrocher pour pouvoir tourner à 360°. Synonymes, de Ladav Lapid, était aussi un film référence pour la mise en scène et l’énergie du personnage. Finalement la caméra n’est pas si nerveuse chez Davy. Il y a bien de l’épaule mais elle reste très stable et souvent portée avec l’Easyrig, voire même sur Stab One.


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Les conditions finalement optimales pour créer un découpage
TF : Avec le réalisateur, nous sommes arrivés en Corée mi-août, en 2021, et on a dû rester en quarantaine pendant 14 jours. On en a profité pour travailler à fond sur le découpage. Pour les scènes de repas par exemple, on a exploré plan par plan des films de Fincher, en particulier Social Network. On a même fait des plans au sol. Grâce à ce découpage, on a gagné beaucoup de temps et de précision en repérages.


Une réalité qui affecte profondément le personnage
TF : Nous sommes globalement restés fidèles à la manière qu’ont les coréens d’éclairer leurs intérieurs. Dans la maison du père, par exemple, il y avait un panneau de LED au plafond qui créait un carré de lumière forte. On s’est appuyé dessus avec mon chef électricien Bertrand Prévot pour renforcer l’idée que Freddie n’était pas à sa place dans cette maison. Nous avons détourné cet éclairage existant pour renforcer ou accompagner l’émotion du personnage. Pendant le repas, au moment où elle se sent le plus mal, elle est trop éclairée par la douche de lumière LED, ce qui la détache complètement des autres membres de la famille.

Photo de tournage et photogramme correspondant
Photo de tournage et photogramme correspondant


Trois parties pour évoluer avec le personnage : partie 1
TF : Le travail sur la couleur dans cette première partie est important, en particulier dans la guesthouse qu’on a surchargée de couleurs. Freddie arrive dans un pays qu’elle ne connaît pas, la couleur joue ici un trop plein d’informations pour elle, qu’elle n’arrive pas à hiérarchiser.

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Elle est en lutte avec la couleur qui peut, en quelque sorte, l’enfermer dans un rôle qu’elle ne veut pas endosser. Lorsqu’elle est dans le bus avant la première rencontre avec la famille du père, le côté rose fait opposition à sa violence, à son rejet. Le rose qu’on a entretenu dans la scène du restaurant de campagne – notamment à l’étalonnage sur les teintes roses qui ressortent dans les hautes lumières – a peut-être un côté un peu déplaisant esthétiquement, mais il montre le décalage entre Freddie, qui a besoin d’être traitée comme une adulte, et cette famille incongrue qui l’infantilise.

Ce rapport à la couleur n’est plus du tout présent dans la deuxième et la troisième partie, ou juste comme indice ou comme rappel, pour montrer qu’elle essaie de jouer avec ça.

Trois parties pour évoluer visuellement avec le personnage : partie 2
TF : Dans la 2e partie, le salon de tatouage correspond à un archétype de l’univers cyber punk, qui est aussi lié à la Corée, au côté à la fois high tech et complètement rétro de cette culture très ancrée dans le traditionalisme.

La fête underground fait écho à la tension montante de la fin de la première partie. Sur la base de l’éclairage, on a beaucoup renforcé les contrastes à travers du glow, ce qui a permis de garder de la luminosité et donc de la visibilité dans la zone autour des hautes lumières. On a ensuite enfoui cette ambiance comme une fumée, un endroit qui est entre l’étouffement et la libération dans les tensions, dans les couleurs. Le travail d’étalonnage de Yannig Willmann a consisté à poser plusieurs effets, à accentuer les stroboscopes et en même temps à essayer de jouer sur les limites de visibilité. On a maintenu cet étouffement mais aussi cette explosion d’émotions qu’elle essaie de contenir. Ce choix est là également pour entretenir le passage entre la rue extrêmement colorée (avec un côté Time Square), et la rue où elle passe entre les ombres et les lumières pour arriver dans le salon de tatouage (petite référence Matrix subtile). Le salon de tatouage est un endroit à la fois sombre et hostile et en même temps chaleureux où le rouge, le vert et le jaune dialoguent. La descente dans la cave est une transition de cet endroit vers quelque chose qui est encore plus sombre et encore plus chaleureux à la fois. Cette deuxième partie, c’est le moment dark de la vie de Freddie.


Trois parties pour évoluer avec le personnage : partie 3
TF : L’image et Freddie ont une identité beaucoup plus affirmée et plus apaisée. C’est une partie plus calme, avec une lumière plus classique. Le personnage est désormais en phase avec son environnement. Ses émotions ne sont plus en opposition comme dans la première partie, elle est dans la réconciliation.

Une intervention particulière sur l’image, le dosage des flous
TF : Nous avons fait un travail très important sur la définition. Il y a six valeurs de flous dans le film pour entretenir la bonne netteté ou le bon détail sur les visages. On est plus flou au début du film qu’à la fin. Le moment le plus net est le moment clé du film.

Je n’avais jamais joué autant sur la netteté de l’image à l’intérieur d’un film pour pouvoir entretenir la lisibilité des visages sans être perturbé par la sur-netteté ou le sur-détail de l’image. Le grand nombre de très gros plans sur le visage de l’actrice, le fait qu’elle soit peu ou pas maquillée, nous ont poussés à jouer sur le dosage des flous et ainsi de mieux composer les plans très rapprochés.

Nous avons utilisé des filtres Mitchell pour modéliser les différentes valeurs de flous. Je mettais un filtre Mitchell assez fort, en général un Mitchell D, pour que Davy puisse avoir la sensation de ce que ça donnait en diminuant la définition, ce qui a permis de ne pas avoir peur de nous rapprocher très près des visages. Par souci de ne pas dégrader le signal nous ne tournions pas avec ces filtres, mais nous tournions une référence pour la postprod.


Un élan vers la maturité filmique
TF : Pour Retour à Séoul, nous avons tenté les imperfections, contrairement au film précédent, Diamond Island, pour lequel nous étions dans un désir de lissage plastique lié à l’univers du jeu vidéo. Aller vers l’impureté, vers l’aléatoire autant dans la mise en scène que la mise en image était ce qui nous attirait vraiment depuis le début. Nous voulions laisser perceptible cette sorte de faiblesse qui donne de la fragilité au personnage, faire exister la liberté de cette femme et le fait qu’elle soit dans une sorte d’imperfection, quelque chose pas tout à fait réussi, pas tout à fait raté. Nous avions envie de travailler sur les imperfections de l’image pour faire apparaître les imperfections de la vie. Ce sont peut-être nos expériences communes sur les précédents films qui nous ont poussés à assumer l’imperfection filmique. Comme Freddie qui assume sa vie à la fin du film.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)