Le cinéma, pour aider à vivre

par Cédric Klapisch (point de vue)

La Lettre AFC n°171

Le Monde, 6 novembre 2007

Monsieur Sarkozy, vous demandiez récemment à Mme Albanel, ministre de la culture et de la communication, de relancer la démocratisation culturelle en la définissant ainsi : « La démocratisation culturelle, c’est veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant aux attentes du public. » Cette petite phrase anodine cache en fait le drame qui touche depuis quelques années le secteur du cinéma.

Il y a dans la culture, comme dans le rugby, des fondamentaux... Et ce n’est pas seulement à vous que je m’adresse ici, mais à tous ceux qui font aveuglément confiance aux " attentes du public ", sans mesurer à quel point la diversité culturelle est ainsi menacée.
Vous vous inquiétez avec justesse d’une maladie française qui s’appelle l’élitisme. C’est vrai, on a souvent reproché au cinéma français d’être snob, prétentieux, intello, " prise de tête ", et je dois vous avouer que je l’ai aussi beaucoup pensé.

C’est même assez étrange pour moi de m’être battu pendant des années pour affirmer la nécessité d’un cinéma populaire et de me retrouver à défendre aujourd’hui un cinéma non pas élitiste mais " culturel ". J’ai toujours pensé qu’on pouvait faire des films commerciaux en refusant de prendre les spectateurs pour des imbéciles. Je crois à une " troisième voie " qui refuse la sempiternelle opposition : film d’auteur, film commercial.
Un député européen me demandait récemment : « Pourquoi n’y a-t-il pas d’Harry Potter européen ? » Est-ce réellement ce que vous attendez tous ? Est-ce là votre seul rêve culturel : un film absolument sans auteur et sans saveur dont la seule valeur est d’être un succès ? Je comprends que, dans d’autres domaines, vous soyez en attente de résultats industriels. Mais, dans le cinéma, nous préférerions que les personnalités politiques nous incitent à être originaux ou audacieux, plutôt qu’à faire du chiffre.

Aujourd’hui, ce qui nous inquiète, nous, réalisateurs, c’est d’assister à la lente et insidieuse disparition de ce qui pourrait surprendre ou éveiller le public. Il y a de fait un appauvrissement culturel dans notre pays et les élites n’envisagent même plus de travailler à le ralentir. Je m’inscris ici dans la même démarche que Pascale Ferran aux César. Avec la Société des réalisateurs de films (SRF), nous remarquons, comme elle, à quel point la situation se dégrade rapidement, et il devient urgent de réagir.
Si notre métier contient une part de rêve, être " réalisateur ", au sens littéral, c’est rendre réels ces rêves. Si nous aidons les spectateurs à fuir la réalité avec nos images, notre but est aussi que ces images les renvoient autrement à la réalité. Le cinéma doit sans doute divertir, mais il doit aussi avertir. Un réalisateur doit plus aider les gens à se " tourner vers " qu’à se " détourner ". Il ne doit pas " endormir ", mais donner à voir, informer, éveiller la curiosité.

Woody Allen m’a averti des paradoxes du couple. Federico Fellini m’a éclairé sur les mystères de la masculinité, Jane Campion sur les mystères de la féminité. Jean Renoir m’a parlé de ce qui dépasse les classes sociales, Charlie Chaplin de ce qui n’échappera jamais aux classes sociales, Abbas Kiarostami de l’intelligence contenue dans la simplicité, Jean-Luc Godard de la simplicité contenue dans l’intelligence, Martin Scorsese de la beauté de la violence, Alain Resnais de l’horreur de la violence, Pedro Almodovar du fantasme contenu dans le réel, Alfred Hitchcock du réel contenu dans le fantasme...
Tous ces cinéastes m’ont aidé à vivre. Ils m’ont autant diverti qu’averti. Ils m’ont aidé à aborder des problèmes quotidiens sans me donner de leçons. Ils m’ont donné des éléments de réflexion sans que je sache que c’était de la réflexion. Ce " reflet " du monde n’est pas juste un effet de miroir, c’est ce qu’on appelle un regard. Bizarrement, plus ce regard est personnel, plus il sera universel. Moins il sera consensuel et formaté, plus il sera général. La culture a ceci de particulier qu’elle n’est pas conçue a priori pour satisfaire le public, même si au fond elle s’adresse à tous. On pourrait croire qu’avec Internet il y aura toujours plus d’espaces pour plus de films. Non ! Paradoxalement, plus on ouvre de fenêtres et plus les portes se ferment. La multiplication des espaces de diffusion accentue la logique de l’Audimat et l’omniprésence des " block-busters ". Le résultat : un formatage sans précédent des œuvres.

En matière d’environnement, on sait aujourd’hui que seule l’audace politique peut infléchir les effets pervers de l’industrie. En matière culturelle, il devient indispensable de contrebalancer les effets pervers du marché. Nous ne voulons pas une culture assistée, nous voulons une culture protégée.

Je me souviens de La Voce della luna, le dernier film de Federico Fellini. Il y mettait en garde l’Italie contre les méfaits de l’acculturation, et notamment le rôle destructeur et abêtissant de la télévision. Aujourd’hui, Fellini est mort, et avec lui Pasolini, Visconti, Antonioni, Rossellini, De Sica et bien d’autres. Et avec eux, quelque chose d’essentiel a disparu en Italie. La cinématographie italienne des années 1940 à 1980 était diversifiée, il y avait aussi bien des grands films populaires que des films difficiles. Ce qui est mort là-bas, ce n’est pas le talent, ce n’est pas une époque... ce qui est mort, c’est la politique qui a déserté le terrain de la culture au profit du divertissement et du populisme les plus mercantiles.
Il est difficile d’inventer une politique qui aide la création, mais le manque d’idées politiques mène à l’acculturation. Se borner à laisser faire le marché en matière de culture, c’est tuer la culture.

Le Monde, 6 novembre 2007