Le directeur de la photo David Cailley parle de son travail sur "Le Règne animal", de son frère Thomas Cailley

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC

Film d’ouverture de la section Un Certain Regard au 76e Festival de Cannes, Le Règne animal, deuxième long métrage de Thomas Cailley, mêle réalisme et fantastique. Il parle de mutation, mais aussi de la nécessaire adaptation de l’humanité face à l’inconnu. Comme pour Les Combattants, le chef opérateur David Cailley accompagne son frère dans cette aventure et nous parle de l’élaboration minutieuse et du travail d’équipe indispensable pour créer l’univers visuel de ce Règne animal. (BB)

Dans un monde en proie à une vague de mutations qui transforment peu à peu certains humains en animaux, François (Romain Duris) fait tout pour sauver sa femme, touchée par ce mal mystérieux. Alors que la région se peuple de créatures d’un nouveau genre, il embarque Émile (Paul Kircher), leur fils de 16 ans, dans une quête qui bouleversera à jamais leur existence.
Avec Romain Duris, Paul Kircher, Adèle Exarchopoulos, Tom Mercier.

Une longue réflexion d’équipe.

David Cailley : La relation particulière avec le réalisateur m’a donné l’occasion de m’imprégner du projet depuis les premières versions de ce scénario écrit par Thomas Cailley et Pauline Munier. Assez vite, en 2020, nous avons commencé des repérages dans la région Nouvelle Aquitaine dont nous sommes originaires. On est alors deux ans avant le tournage. Puis la prépa s’est étalée de septembre 2021 à mai 2022. Durant cette période, Thomas a mis en place des ateliers de réflexions autour des créatures du film et de leur fabrication. On s’est donc retrouvé quotidiennement autour d’une table, avec la 1e assistante réalisation, Violette Echazarreta, la conseillère artistique, Virginie Montel, le "creature designer", qui a dessiné la plupart des créatures, Fabien Ouvrard, Fred Lainé de l’atelier 69 pour les MFX (le maquillage plateau), une chorégraphe (Stéphanie Chêne), les VFX (Mikros-MPC/McGuff)…

Des références multiples, un film unique.

DC : Nos références étaient multiples : de Miyazaki à Spielberg, en passant par des univers plus réalistes (Running on Empty, de Sydney Lumet, La Balade sauvage, de Terrence Malick, ou Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov). Thomas parlait, par exemple, de la chaleur de l’été dans les films d’Alice Rorwhacher, on aimait la lumière dans L’Été de Giacomo, d’Alessandro Comodin, La Forêt d’émeraude, de John Boorman, La Ligne rouge, de Terrence Malick… Le film n’a pas de "genre" unique. Depuis le noyau du film que nous voulions réaliste - Le Règne animal se déroule dans la France d’aujourd’hui - vers des séquences ou des mouvements entiers qui empruntent au film d’aventure, au film fantastique, l’image est hybride. Nous avons aussi discuté de La Mouche, de David Cronenberg, de The Host, de Bong Joon-Ho, ou d’Annihilation, d’Alex Garland, car ils traitent spécifiquement de mutation mais ce ne sont pas ces films qui nous ont particulièrement guidés dans la recherche de l’image.

Construire une image réaliste.

DC : Le parti pris pour ce film a été dès le départ le réalisme : il fallait avant tout croire à l’irruption des créatures dans le monde d’aujourd’hui. Reste à définir ce réalisme en termes d’image. On s’est aperçu rapidement que l’essentiel de nos références pour l’image étaient en 35 mm ou en numérique avec une image texturée et granuleuse qui s’en rapproche en termes de couleur. On a eu la sensation que l’aspect "pellicule" de l’image était le bon support pour ancrer le film dans sa réalité : une image vivante, vibrante, aux couleurs naturelles sans saturations excessives.
On voulait aussi garder les avantages du tournage en numérique, notamment la sensibilité car nous avions beaucoup de nuits à éclairer, tout en conservant les couleurs et la texture que l’on apprécie dans le film.
J’avais vu des films étalonnés par Yov Moor et j’étais très convaincu par son travail sur la couleur et la texture d’image en numérique.
Nous avons discuté de tout cela ensemble, puis nous avons fait des essais comparatifs chez Poly Son, en 35 mm et en Alexa Mini LF. On a rapidement retrouvé en numérique ce qu’on aimait dans le 35 mm : des carnations naturelles, cette douceur sur la peau, la diversité des verts de la végétation puisque que la forêt a une place importante dans le film, mais aussi la texture de l’image, en jouant sur divers paramètres (le grain, l’halation, le glow dans les hautes lumières…)
On voulait ce rendu doux, rond, englobant sur les peaux, en se disant que ça allait aussi aider à intégrer notre "mix technologique" autour des créatures : maquillage, prothèses, effets plateau, VFX…
Nous avons ensuite refait des essais make-up pour tester ce rendu d’image avec les prothèses du film juste avant le tournage et c’était très convaincant.

David Cailley à la caméra sur "Le Règne animal" - Photo Ivan Mathie
David Cailley à la caméra sur "Le Règne animal"
Photo Ivan Mathie

Des plans de référence en argentique pour l’étalonnage.

DC : Pour le tournage, nous avions également prévu une Arri 435 afin de tourner quelques plans en argentique qui serviraient de références pour l’étalonnage, pour se rappeler de la texture de l’image désirée. On filmait surtout des plans larges de chaque décor dans différentes ambiances, en jour et en nuit.
On a aussi tourné des plans en 35 mm pour le film car on voulait un effet de variation de vitesse à la prise de vues. Avec ce procédé l’image en pellicule vibre de façon organique.

Le choix des optiques pour filmer au mieux la peau.

DC : Le film a été pensé en 2,39:1 dès les premiers story-boards. Après des essais d’optiques sphériques et anamorphiques chez Panavision, nous avons choisi les Primo 70. Les anamorphiques apportaient un univers très marqué qui nous emmenait un peu vers l’anticipation, voire la science fiction, alors que nous cherchions à ancrer le film dans le réalisme et la contemporanéité. Nous avons aussi apprécié le charme discret et la texture légèrement brumeuse dans les hautes lumières des Primo 70. Ce sont des optiques assez définies mais qui restent douces sur les peaux, avec des flous d’arrière-plan ronds et englobants. Le rendu matchait vraiment bien avec la texture créée à l’étalonnage par Yov, en rappelant la simplicité et le naturel d’un TechniScope sur 2 perfos, qui était la texture dont j’avais envie pour le film. On cherchait des optiques qui intègrent nos personnages dans l’univers du film, de la même façon que la texture lors de l’étalonnage.

Tournage de nuit en forêt - Photo Erwan Becquelin
Tournage de nuit en forêt
Photo Erwan Becquelin


Filmer le réel.

DC : Le processus de création s’est affiné pendant la préparation, d’abord avec l’atelier collectif consacré aux créatures, qui a amené à comprendre les différentes contraintes : jusqu’où peut-on aller en make-up, ce qui est possible en animatronic, à quel moment les effets spéciaux visuels numériques prennent le relais, comment on mixe ces techniques suivants les scènes décrites dans le scénario ? Les réponses apportées nous ont aidés à concevoir le découpage et modifier le story-board en prenant en compte tant les délais de fabrication que les difficultés techniques rencontrées afin d’obtenir le design voulu.
Thomas voulait filmer le plus possible le réel, les expressions des acteurs, ce qui impliquait de privilégier le maquillage plateau : pour les gros plans évidemment, dès que nous étions sur les visages, sur les peaux, on voulait du réel. En plan large et dans les séquences d’action, on a fait appel aux VFX, pour des raisons inhérentes aux limites que peut avoir la fabrication de prothèses animées, tout en gardant au maximum le corps des acteurs dans le champ pour plus de réalisme grâce à des effets de plateau (câblage). Mais certaines créatures font aussi appel à l’animatronic lorsqu’un design s’éloigne trop des proportions d’un visage humain, par exemple, mais qu’on veut tout de même garder la proximité à la peau. La réflexion sur les VFX s’est poursuivie pendant la postproduction, jusqu’à l’étalonnage en dosant ce que l’on voit, ce que l’on masque, en jouant sur la pénombre, le niveau des noirs, le flare, et en analysant les interactions de lumière afin de rendre les VFX le plus réaliste possible.

Quand on ne peut pas repérer la différence entre un plan VFX et une prise de vues réelle, le défi est relevé.

DC : Thomas avait l’intuition qu’il fallait mélanger les techniques (Make-up FX et Visual FX) au sein d’une même séquence, afin de gagner en réalisme. On a donc gardé cela en tête systématiquement au découpage. Le mixage entre ces techniques s’apparentait à un processus d’hybridation d’images : le cœur du projet ! Avec Yov Moor, l’étalonneur, on avait aussi la conviction que le choix de créer une texture granuleuse à l’étalonnage allait aider à unifier des images aux technologies différentes (entre le MFX sur le personnage, ajouts de VFX sur un personnage réel et les personnages purement CGI), ce qui est arrivé dans de nombreuses séquences. Au total l’hybridation fonctionne : à l’étalonnage, d’un plan à l’autre, il devenait impossible de distinguer les VFX du maquillage.

La séquence de la course poursuite dans le champ de maïs est impressionnante !

DC : C’est la nuit. On quitte une fête à l’ambiance chaude, éclairée par de nombreuses lumières dans le champ (des guirlandes d’ampoules, un arbre en feu, des fluos sous des tentes), pour basculer dans la course poursuite, éclairée par un effet lune. Dans un même mouvement on passe de la piste de danse au parking, on traverse un champ de maïs, puis on s’enfonce dans la forêt.

C’était l’une de nos plus grosses installations lumière. Avec le chef électricien, Antoine Roux, on a réfléchi à diverses options et on a fini par opter pour des 18 kW diffusés sur nacelles. Il fallait des sources puissantes, placées très loin et très haut afin de pouvoir éclairer les 100 mètres de course nécessaires sans sentir l’attaque de lumière, que ce soit dans le champ de maïs ou dans la forêt. Pour la forêt, nous avions des ballons additionnels accrochés en hauteur dans les arbres.
Nous avons découpé et préparé cette séquence plusieurs mois à l’avance, avec le story-boarder, Sylvain Depretz, puis une prévisualisation 3D pour simuler les plans, la taille du décor, les déplacements de personnages, les mouvements de caméra, les cascades, les différentes configurations de caméras…
Avec le chef machiniste, Erwan Becquelin, le cadreur de la deuxième caméra, Adrien Touche, et l’opérateur Steadicam, Mathieu Verdier, nous avons imaginé différents dispositifs en fonction des demandes de mise en scène :
- Steadicam sur quad pour les courses en travelling avant, arrière et latéral à hauteur d’homme.
- Stabe One sur Black Arm monté sur une structure en trilight à 3 m de haut au-dessus d’un Polaris afin d’avoir des travellings au-dessus du champ de maïs.
- Stabe One sur Black Arm monté sur une structure en déport depuis un Polaris afin de plonger la caméra dans un rang de maïs en travelling avant et arrière pour des plans immersifs.
- Alexa Mini LF embarquée sur drone pour des plans aériens, avec l’équipe de Full Motion.

Caméra en déport sur quad pour le tournage du champ de maïs - Photo David Cailley
Caméra en déport sur quad pour le tournage du champ de maïs
Photo David Cailley

La gestion des aubes dans le film.

DC : Nous avions deux séquences d’aube très complexes dans lesquelles il a fallu contrôler le soleil puisqu’il s’agit de séquences d’action découpées en plusieurs plans, avec des prothèses en make-up, des cascades, de la fumée qui nécessite donc du temps de tournage. Pour cela, nous avons opté, avec Antoine Roux et Erwan Becquelin, pour des cadres 6x6 m dans les arbres au-dessus des comédiens, ainsi qu’une structure plus grande (10x15 m) de toile accrochée à un trilight, suspendue très haut afin de couper le soleil sur les fonds de décor. Les repérages et l’incidence du soleil ont été déterminants pour choisir ces décors puis les horaires de tournage pour ces deux séquences dont le plan de travail se déroulait sur plusieurs jours.

Et les orages ! Des vrais ? Des faux ?

DC : Les deux ! La première séquence de tempête - qui est l’incident déclencheur du film - démarre par un plan que nous avons tourné à un autre moment lors d’une scène de nuit pendant laquelle il y a eu un gros orage. On en a profité pour tourner un plan large avec beaucoup de pluie sur la rivière. Ce plan très large aide sans doute à croire à toute la scène de tempête qui suit et qui est prise en charge pour le vent et la pluie par les SFX plateau. Par contre, les éclairs sont faits avec des Atomic 3000 flashés par l’équipe électro.

Une conclusion sur cette expérience ?

DC : C’était un projet incroyable ! J’ai adoré le travail que nous avons fait en amont du film, je me rends compte que c’est vraiment précieux d’avoir eu ce temps de préparation huit mois avant le tournage, afin d’appréhender l’univers du film, trouver les décors, chercher l’image, faire et refaire le découpage, pouvoir discuter et remettre en question les installations avec les chefs d’équipe.
Tous ces échanges nous ont permis d’explorer de nombreuses options possibles sur les décors, en restant inventifs et réactifs : c’est une vraie liberté de pouvoir changer d’avis lorsqu’une nouvelle idée émerge pendant le tournage, ou lorsqu’un événement vient perturber le planning prévu. Ainsi nous avons été très impactés par les orages et la canicule lors du tournage des séquences de nuit mais nous sommes parvenus à trouver rapidement des alternatives même avec des installations parfois lourdes à déplacer car les idées étaient présentes dans les esprits : dans le champ de maïs, par exemple, nous avions prévu un endroit pour les courses des acteurs et des quads. Nous avions fait tracer des allées dans le champ afin d’obtenir un parcours adapté à la mise en scène, mais la canicule de l’été a stoppé la croissance des maïs à cet endroit et nous avons dû changer l’implantation du décor et revoir notre plan lumière quelques jours avant le tournage.
Nous avons aussi subi les incendies de forêt de l’été 2022, ce qui a eu pour conséquence de décaler le tournage d’un mois. Thomas a heureusement réussi à trouver un décor incroyable, mais qui impliquait, là aussi, d’adapter la mise en scène et donc de revoir toutes nos installations.
Cette longue préparation nous a mis en confiance et nous a permis d’orienter de manière plus instinctive et plus précise la mise en scène en fonction des nouvelles contraintes de tournage.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)