Le directeur de la photographie André Turpin parle de son travail sur "Juste la fin du monde", de Xavier Dolan

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Le Québécois André Turpin conjugue les rôles de directeur de la photographie, de réalisateur et de scénariste. Endorphine, son dernier film, est sorti récemment au Canada. Sa carrière de directeur de la photographie s’appuie sur une fidèle collaboration avec Denis Villeneuve pour Un 32 août sur terre, Maëlstrom (Jutra de la Meilleure photographie) et Incendies (Prix Génie et Jutra de la Meilleure photographie).
Depuis Tom à la ferme, André Turpin accompagne le jeune réalisateur québécois Xavier Dolan. Il signe l’image de Juste la fin du monde, le sixième long métrage du plus prolifique réalisateur de cette 69ème édition cannoise, en lice pour la Palme d’or. (BB)

Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, le film raconte l’après-midi en famille d’un jeune auteur qui, après 12 ans d’absence, retourne dans son village natal afin d’annoncer aux siens sa mort prochaine.
Avec Gaspard Ulliel, Marion Cotillard, Léa Seydoux, Vincent Cassel, Nathalie Baye.

 Xavier Dolan and André Turpin on the set of “It's Only the End of the World” - Photo by Shayne Laverdière
Xavier Dolan and André Turpin on the set of “It’s Only the End of the World”
Photo by Shayne Laverdière

Lorsque l’on tourne la plupart des scènes de Juste la fin du monde avec cinq personnages, a-t-on un principe de découpage ?

André Turpin : Le découpage était très simple, basé sur des gros plans pour chacun, dans un système basique de champ contre champ. Nous étions souvent avec un Steadicam pour réajuster la place de la caméra, pour être plus près du regard ou pour créer un effet émotif ou dramatique. 70 % du film est construit comme ça, de longues scènes de dialogue où l’on se concentre sur les personnages.

Vous n’avez pas opté pour deux caméras ?

AT : Non ! Xavier déteste les tournages à deux appareils et moi ça m’arrange car je déteste éclairer pour deux caméras ! Nous avons passé une journée et demie à tourner la scène de "climax" qui dure cinq ou six minutes et qui est très intense en émotion. Xavier fait énormément de prises même si on tourne en pellicule.

Il déteste aussi le studio ! Alors tourner en décor naturel un film qui se passe sur un après-midi… Une gageure ?

AT : Oui, en quelque sorte… Nous avons tourné dans une maison à Laval, au nord de Montréal, qu’on a entièrement redécorée. Pour les scènes tournées sur le devant de la maison, la lumière est toujours directe, le soleil descend alors que le film progresse, la lumière se colore alors que le soleil se couche. Soit j’utilisais le vrai soleil, soit je rééclairais.
A l’arrière de la maison, c’est une lumière plus "anglaise", plus douce et jamais directionnelle. Quand on tournait le matin avec le soleil qui rentrait, il fallait le couper.

Mais quid des variations de lumière ?

AT : Je n’ai pas aimé ça du tout ! En intérieur, pas de problème, je contrôlais la lumière avec un 18 kW en permanence installé sur une grue, et quelques 9 kW sur pieds. Pour l’une des scènes en extérieur – celle qui circule sur Internet ! – ce fut un peu l’enfer. Plusieurs scènes sont tournées sur une journée complète, celle-ci est la seule tournée sur une journée complète en extérieur…, et il y a eu des fausses teintes toute la journée ! Il a fallu passer à l’éclairage artificiel, ce fut vraiment une scène difficile pour moi.
Normalement, les personnages sont sous une sorte de pergola, j’ai donc éclairé en fonction de cette pergola sauf qu’on ne la voit jamais ! Au tournage, on voyait les pieds dans le cadre donc on comprenait que c’était une pergola sauf qu’en postprod’ les pieds ont été effacés ! Du coup, les personnages ont l’air d’être sur un fond bleu, c’est un peu étrange…

Un secret de lumière pour éclairer tous ces comédiens ?

AT : Les photogénies étaient vraiment différentes. En gros, je travaillais avec des sources à l’extérieur mais avec le moins possible de sources en intérieur. J’utilisais parfois des Joker-Bug, en réflexion sur des mousselines, ou certains panneaux de LEDs sur variateur. La lumière directionnelle venait du côté opposé à la caméra et j’essayais toujours de ne pas toucher un comédien au-delà de ses épaules. Tout le visage était éclairé par une lumière diffusée.

Xavier Dolan surrounded by his actors on the set of "It's Only the End of the World” - Photo by Shayne Laverdière
Xavier Dolan surrounded by his actors on the set of "It’s Only the End of the World”
Photo by Shayne Laverdière

L’image est plus sage que sur les autres films de Xavier…

AT : Oui, notamment par rapport aux mouvements de caméra. On peut reconnaître son style avec une caméra qui participe à la chorégraphie des scènes de flash-back, avec des couleurs fortes, du jaune, du mauve, du magenta, du bleu, à la Xavier Dolan !
Le reste du film est blanc, plutôt froid et bleuté ; j’ai éclairé en lumière du jour et filtré avec un 85 B. Aux essais, je me suis rendu compte qu’à l’étalonnage c’était plus facile d’enlever le bleu qui résultait de ce filtrage plutôt que de refroidir une image exposée avec un 85.

Le format du cadre a évolué entre le tournage et le film actuel. Pourquoi ?

AT : Nous avons tourné le film en 2,35. Je pense qu’un jour, au montage, Xavier ne s’est pas rendu compte que les caches du moniteur n’étaient pas positionnés. Il s’en est rendu compte le soir et a finalement trouvé que le film était plus humain, moins prétentieux en 1,85. Du coup on a tout recadré ! Et il y a eu des micros à effacer ! Je me dis souvent que les gros plans de Xavier sont toujours un peu gros, alors en ouvrant le haut et le bas du cadre, cela fait respirer ces gros plans.

Avez-vous étalonné pour la copie film et le DCP ?

AT : Oui car la projection du film à Cannes se fait en 35 mm ! Nous avons d’abord étalonné en numérique pour préparer le gonflage mais les tests de gonflage en 35 étaient peu satisfaisants. Pour le DCP, on avait réussi à trouver des choses très nuancées, fines. Avec la copie film, c’était comme si on perdait ces nuances. En même temps, on sentait qu’il y avait un potentiel d’une grande richesse, on a donc réétalonné avec un peu plus de saturation. Du coup, les deux copies, numérique et 35, sont quand même assez différentes. Le positif s’est fait sur de la Vision Premier, la pellicule de tirage de luxe de Kodak, qui est très riche avec des noirs profonds et de fortes couleurs. C’est vraiment très beau !

Que pouvez-vous dire de la comparaison entre les deux supports lors de la projection ?

AT : En argentique, la copie est plus vibrante, plus saturée, plus riche. Il y a le défaut de la pellicule, le pompage, l’instabilité, qui rajoute quelque chose à l’expérience du spectateur, quelque chose de plus brut… Peut-être de l’émotion…

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)