festival de Cannes 2014
Le directeur de la photographie André Turpin parle de son travail sur "Mommy", de Xavier Dolan
Sa carrière de directeur de la photo s’appuie sur une fidèle collaboration avec Denis Villeneuve pour Un 32 août sur terre, Maëlstrom (prix Jutra de la meilleur photographie) et Incendies (prix Génie et prix Jutra de la meilleure photographie). Il a également travaillé avec Philippe Fallardeau pour C’est pas moi, je le jure ! et Congorama. Sa collaboration avec Xavier Dolan a commencé par Tom à la ferme et c’est pour le cinquième long métrage de ce jeune réalisateur québécois, Mommy, en Sélection officielle sur la Croisette, que nous avons interrogé André Turpin. (BB)
Ce deuxième film avec Xavier Dolan a-t-il été l’occasion d’une continuité dans la conception de l’image ?
André Turpin : Non, pas du tout ! Mommy est complètement différent, comme proposition de film et comme condition de tournage. C’est vraiment l’opposé ! Tom à la ferme est une parenthèse dans l’œuvre de Xavier. Mommy est beaucoup plus vivant au niveau de la forme et de la lumière.
L’histoire est tragique mais Xavier ne voulait pas qu’on soit misérabiliste. Il souhaitait que les personnages soient perçus comme des héros, même s’ils sont paumés, qu’ils soient extrêmement colorés et que la forme renforce leurs personnalités car ils s’adorent et se haïssent tout au long du film !
Vous avez donc conçu une lumière contrastée ?
AT : Oui, c’est assez contraste, assez saturé et très coloré. Il y avait longtemps que je n’avais fait une lumière aussi colorée ! On a expérimenté beaucoup de couleurs avec des lumières très chaudes, des lumières d’ambiance mauves, roses, des mélanges auxquels je n’étais pas du tout habitué.
Aux essais, j’ai fait mon " key light " avec un projecteur à 3 200 K que j’ai réchauffé avec un ½ de CTO ou de CTS, et ma " fill light " avec du rose. Quand j’enlevais mon ambiance rose et laissais le réflecteur blanc, soudainement je sentais tout le reflet blanc dans le visage qui n’est normalement pas perceptible.
C’est la comparaison entre les deux images qui m’a permis de voir que la version " blanche " était vraiment blanche dans les reflets et les zones d’ombre. Le rose, qui n’était pas perceptible, venait donner de la profondeur à ces zones d’ombres et de reflets. On obtient ça naturellement en fin de journée avec le bleuté du ciel et l’orange du soleil rasant, mais pourquoi pas le faire ailleurs, avec d’autres couleurs !
Avez-vous évoqué avec Xavier Dolan des références pour l’univers visuel de Mommy ?
AT : Les références pour ce film viennent beaucoup de la mode et surtout de photos. Pour les films, c’étaient essentiellement des films de Scorsese ou d’autres films très vivants et insolites des années 1990. Pour les directions de lumière et les contrastes, j’avais souvent des références précises de photos de mode.
Vous avez filmé en 35 mm et dans un format vraiment spécial ! Pouvez-vous nous expliquer ces choix ?
AT : Oui, le format est très particulier et je pense que c’est une première dans l’histoire du cinéma ! Nous avons tourné au format carré 1:1, comme une pochette de CD. C’est le format idéal du portrait. Nous avions tourné un clip du groupe Indochine, " College Boy ", qui a d’ailleurs été censuré en France, et j’avais proposé le 1 sur 1 à Xavier. Et là, il est tombé en amour avec ce format !
Pour quelques plans, le film s’ouvre sur du 1,85:1 et soudain, ça devient fabuleux de découvrir cette grande image. Mais ça ne se produit que deux fois, notamment pour une scène de libération. Lorsque le drame se réinstalle, on retrouve le format carré.
C’est un format très contraignant, très difficile à cadrer car lorsque les personnages se déplacent en plan poitrine, il faut être prêt à recadrer à tout moment, l’acteur n’a pas beaucoup de place ! Ces cadres font vraiment référence au portrait en photo. J’ai hâte de voir ce 1:1 projeté sur l’immense écran à Cannes avec les bandes noires sur les côtés ! Quant au 35 mm, je l’ai choisi pour la possibilité de faire des images extrêmes, dans les hautes lumières et dans la colorimétrie. Techniquement, on peut dire qu’il y a une meilleure image en numérique, avec plus de latitude, mais le résultat est plus désagréable dans la surexposition.
Ces plans très en mouvement ont imposé une installation lumière particulière ?
AT : Xavier aime une caméra très vivante et nous avions un Steadicam tous les jours. Oui, il m’a fallu installer des projecteurs au plafond ou choisir d’éclairer par les fenêtres le plus possible et le moins possible à l’intérieur…
Ce qui est toujours un peu frustrant, c’est que le plan tourné au Steadicam passe du plan large au plan serré sans couper la caméra. Quand on arrive au plan rapproché, il y a toujours un regret de ne pas avoir pu contrôler vraiment l’image. On se débrouille avec un électro qui se déplace avec un projecteur ou un machiniste qui est caché et qui doit vite sortir le réflecteur !
Avec cette contrainte d’éclairer surtout grâce à des entrées de lumière par les fenêtres, j’ai beaucoup utilisé des Jo-Leko (Joker Bug avec un système de couteaux). Je ne travaille jamais avec des lumières directes en intérieur. Pour une lumière réfléchie, plutôt que de mettre des drapeaux pour contrôler la quantité de lumière, ce système sur le Joker permet la même chose mais de manière beaucoup plus précise et rapide. Et ça sauve beaucoup d’espace !
Quelle pellicule et quelles optiques avez-vous choisies ?
AT : Je tourne avec la Kodak depuis longtemps, en fait depuis l’arrivée de la 5219. Avant je tournais en Fuji. J’ai commencé avec la 5219 pour le film de Denis Villeneuve, Incendies. Cette pellicule est vraiment le sommet de la technologie Kodak et c’est vraiment triste que le support film disparaisse.
J’ai vraiment vu la progression des pellicules et son aboutissement technologique et artistique mais on ne pourra pas en profiter encore bien longtemps… J’ai choisi des Master Prime Zeiss, très piqués et que je diffusais quelquefois avec des Low Contrast 1/2 ou 1.
Quels ont été les avantages de tourner ce film en deux parties ?
AT : La première partie se passe en automne, l’autre en hiver. Xavier monte ses films, il a donc monté entre les deux tournages et a eu ainsi une meilleure idée du film ; il a même réécrit la deuxième partie. Cette pause fut intéressante aussi pour moi.
La vision des rushes nous apprend beaucoup sur l’image mais quand on voit le montage, on se rend vraiment compte de la lumière et des plans peu utilisés. Pour le deuxième tournage, on sait ce qui est superflu, on améliore la lumière, toute l’équipe se connaît, les personnages ont trouvé leur place, on peut ajuster des scènes.
Nous étions frustrés, le cadreur et moi, de faire des plans toujours serrés mais Xavier ne s’est pas trompé car c’est vraiment un film de personnages, de portraits. Quand on a vu que ça fonctionnait au montage, on était plus relax dans le deuxième bloc de tournage. On devrait toujours tourner comme ça !
Pour votre prochain film comme réalisateur, avez-vous opté pour la pellicule ?
AT : Et bien non ! Et ce malgré tous les avantages que je viens d’énoncer pour la pellicule ! Ceci pour deux raisons. Une première, qui en est une bonne : je vais avoir beaucoup d’écrans à l’image et en film, le rendu n’est jamais complètement réussi, surtout dans le contrôle des couleurs, du contraste. La deuxième raison, qui en est une mauvaise : il y a quelque chose qui me frustre comme réalisateur, c’est de ne pas avoir accès à une image de qualité sur le plateau.
Quand je cadre moi-même, je vois l’image dans le viseur, c’est parfait. Comme je ne vais ni éclairer ni cadrer mon film, j’aurai besoin de cette image de qualité, pour voir la lumière, le jeu des comédiens. Je sais que j’aurai cette bonne image avec l’Alexa. J’aime beaucoup cette caméra, avec laquelle je tourne toutes les publicités que j’éclaire. Nous sommes dans une phase de transition mais j’ai vraiment confiance dans l’avenir du numérique. Et puis je commence à me détacher du grain film, alors que je suis né avec !
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)