Le directeur de la photographie Darius Khondji, AFC, ASC, parle de son travail sur "The Immigrant", de James Gray

by Darius Khondji

Darius Khondji est sûrement l’un des directeurs de la photo de l’AFC le plus connu internationalement et celui qui nous offre une très grande diversité d’images. Probablement à cause, ou grâce, aux réalisateurs très différents qui font appel à lui, de Caro et Jeunet (Delicatessen, La Cité des enfants perdus) à ses débuts, en passant par Wong Kar-waï (My blueberry nights), David Fincher (Seven) ou encore Woody Allen (Anything Else, Minuit à Paris, To Rome with Love) et dernièrement Michael Haneke (Funny Games US et Amour). Impossible de tous les citer – 44 films ! – mais une première collaboration avec James Gray, en compétition pour la quatrième fois à Cannes, qui vient nourrir sa filmographie d’une nouvelle expérience. (BB)

Synopsis : 1921. Ewa et sa sœur Magda quittent leur Pologne natale pour la terre promise, New York. Arrivée à Ellis Island, Magda, atteinte de tuberculose, est placée en quarantaine. Ewa, seule et désemparée, tombe dans les filets de Bruno, un souteneur sans scrupules. Pour sauver sa sœur, elle est prête à tous les sacrifices et se livre, résignée, à la prostitution. L’arrivée d’Orlando, illusionniste et cousin de Bruno, lui redonne confiance et l’espoir de jours meilleurs. Mais c’est sans compter sur la jalousie de Bruno...

James Gray, Darius Khondji, viseur en mains, et une partie de l'équipe - Photo Ann Joyce
James Gray, Darius Khondji, viseur en mains, et une partie de l’équipe
Photo Ann Joyce


James Gray t’a demandé d’éclairer son cinquième film. Connais-tu la raison de cette proposition ?

Darius Khondji : J’aime beaucoup les films de James Gray et après avoir travaillé sur The Immigrant j’ai une encore plus grande admiration pour lui. J’ai rencontré James Gray sur un film publicitaire l’an dernier et on s’est vraiment bien entendu, on s’est beaucoup amusé à faire ce film. Quelques temps après, il m’a appelé pour me proposer de lire un scénario qui était The Immigrant. Je l’ai lu et j’ai tout de suite eu envie de travailler sur ce film.
C’était un film à petit budget, nous avons eu peu de moyens, mais nous l’avons fait avec beaucoup de passion. Le producteur de James, Anthony Katagas, était aussi passionné, il a réussi à canaliser tous les moyens artistiques et nous a aidés à prendre les bonnes décisions pour le film car tout est difficile pour un film d’époque tourné à New York.

Il y a pas mal de décors, une partie en studio et une partie dans un immense hall à Ellis Island, cette île qui rassemblait les immigrés pour les filtrer avant qu’ils puissent entrer aux Etats-Unis à partir de 1892. Ce hall a été reconstitué dans Le Parrain 2. Ce film a d’ailleurs été une référence visuelle, nous l’avons visionné ensemble grâce à une copie prêtée par Francis Ford Coppola. Nous avons visionné également La Strada de Fellini, qui avait une certaine similarité au niveau des personnages de The Immigrant.
Pendant la préparation, James et moi sommes allés au Metropolitan pour y voir des tableaux : des Caravage et des peintres américains de l’Ashcan School, une peinture réaliste du début du 20ème siècle, avec beaucoup de noirs et de couleurs saturées.

Nous avons un point commun avec James, nous aimons beaucoup l’opéra, surtout Puccini, et nous avons écouté plusieurs arias pendant la préparation du film.
James travaille énormément en préparation, il réfléchit, se pose beaucoup de questions, sur la source des choses, sur les personnages. Comme nous avons beaucoup partagé, cela m’a permis d’avoir une vison globale du film.
J’ai aussi beaucoup aimé travailler avec le chef décorateur Happy Massee, qui avait aussi fait Two Lovers, le dernier film de James Gray. La chef costumière du film, Patricia Norris, qui a souvent collaboré avec David Lynch, m’a vraiment impressionné. La voir travailler m’a aussi inspiré ; elle me faisait presque sentir des micros mondes de lumières, d’images et de couleurs qui se créaient à la vue de ses costumes. Cela me donnait parfois envie de faire des choses différentes.

James Gray avait-il un désir de support, de format pour ce film ?

DK : Oui, bien sûr ! James et moi voulions tourner le film en Scope avec une série C de chez Panavision, des objectifs assez anciens avec lesquels il avait fait The Yards. Mais nous n’avons pas réussi à en trouver de disponible. J’ai donc fait appel à Natasza Chroscicki qui nous a beaucoup aidés ainsi que Panavision Alga à Paris mais aussi Technovision à Rome, Joe Dunton à Londres. Ils nous ont tous aidés à trouver ces beaux objectifs Cooke anamorphiques que j’avais utilisés sur Evita.
Eric Swaneck, mon assistant caméra, a fait des essais avec plusieurs séries Cooke afin de trouver les bonnes optiques pour le film.
Ce sont des objectifs doux, pas très contrastes, mais il fallait trouver ceux qui étaient plus piqués et plus beaux dans le contraste, regarder le rendu des couleurs et trouver le meilleur assemblage pour partir avec deux bonnes séries. C’est ce que je fais en général pour les films que je tourne en Scope anamorphique. Ce sont des optiques datant des années 1960-70, ils ont été re-carrossés, mais les verres ont peut-être servi à faire certains des films de Visconti, de Fellini ou d’Antonioni…

J’ai aussi eu recours à une méthode que j’ai beaucoup utilisée dans mes premiers films : Delicatessen, La Cité des enfants perdus, Sterling Beauty, Evita par exemple : le flashage en couleur. J’ai flashé tout le film et mon assistant a réussi à trouver des Varicon que CSC (Arri à New York) a remis en état. Ce sont des appareils à flasher que j’utilisais il y a vingt ans !
Le film a été développé chez Deluxe à New York et le " digital intermediate " a été fait par Pascal Dangin, un vrai artiste coloriste qui possède une compagnie à New York, The Box. Il est retoucheur photo pour les photos des plus grands photographes de mode puis il est récemment devenu aussi étalonneur pour quelques films de son choix. Il a fait sur ce film un magnifique travail.

Quelle pellicule as-tu choisie pour aller dans le sens de ce flashage ?

DK : J’ai surtout décidé de flasher après avoir choisi la pellicule négative : James et moi n’avons pas eu envie de faire ce film en numérique, trouvant l’argentique encore plus beau. Je n’ai fait qu’Amour en numérique. The Immigrant a été tourné sur de la pellicule Kodak 5230 dont Kodak a malheureusement arrêté la production. Elle a une finesse incroyable, un très beau grain, elle est moins piquée et moins contraste que les autres pellicules. Elle ne convenait peut-être pas à la majorité des chefs opérateurs et à tous les films et n’était donc pas assez commerciale.
Cette pellicule plus douce que j’ai flashée, avec ces vieux objectifs que j’ai filtrés et des choix de sous-exposition, donne une image assez particulière. On ne peut faire cela qu’avec le soutien d’un metteur en scène comme avec James Gray ou à l’époque de Seven avec David Fincher.
Il faut avoir une certaine audace pour pousser le négatif comme ça et je n’en porte pas le crédit tout seul. James m’a raconté qu’un jour, un artiste contemporain lui avait dit : « Il faut travailler beaucoup et prendre des risques ». Et c’est ce qu’il m’a dit au début du film : « Je te transmets ce message: travaille beaucoup et prends des risques ». Et c’est ce que j’ai fait.

Quels collaborateurs as-tu choisis, pour « travailler beaucoup et prendre des risques » ?

DK : J’ai eu la chance de travailler avec une équipe formidable : un grand chef électricien, John de Blau, et un excellent assistant avec qui j’avais fait The Interpreter, de Sydney Pollack, un très bon chef machiniste qui a beaucoup travaillé avec Gordon Willis et commencé sur Le Parrain 2. Et puis, la grande chance aussi de travailler avec des comédiens extraordinaires, Marion Cotillard que j’avais rencontrée sur Midnight in Paris. Elle joue le rôle d’une jeune Polonaise immigrée et transcende son personnage. Marion m’a totalement inspiré pendant le tournage… Jeremy Renner qui est un acteur étonnant et caméléon que l’on ne connaît encore pas assez en France, et bien sûr Joaquim Phoenix qui est totalement magique. Toute la fascination que le monde a pour lui est vraiment justifiée. C’est un vrai poète, d’une gentillesse incroyable. Il se donne à fond pour son personnage. Nous étions tous dans un réel partage avec le metteur en scène.
J’ai senti sur ce film que la photographie était aussi complètement devenue un personnage du film. C’est une chance de pouvoir maintenant en parler comme ça, sans fausse modestie.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)