Le directeur de la photographie David Chizallet parle de son travail sur "Je suis un soldat", de Laurent Larivière

C’est en travaillant sur le moyen métrage expérimental de Laurent Larivière, Tous les adultes (ne sont pas méchants), que le directeur de la photographie David Chizallet rencontre le réalisateur de Je suis un soldat. Le scénario de ce premier long métrage en compétition dans la section Un certain regard séduit David, et il va accompagner le parcours de Sandrine, interprétée par Louise Bourgoin, par un subtil mélange chromatique. (BB)

Sandrine, trente ans, est obligée de retourner vivre chez sa mère à Roubaix. Sans emploi, elle accepte de travailler pour son oncle dans un chenil qui s’avère être la plaque tournante d’un trafic de chiens venus des pays de l’Est. Elle acquiert rapidement autorité et respect dans ce milieu d’hommes et gagne l’argent qui manque à sa liberté. Mais parfois les bons soldats cessent d’obéir.
Avec Louise Bourgoin, Jean-Hugues Anglade, Anne Benoît, Laurent Capelluto

Yov Moor, étalonneur du film, est présent. Il ne va s’exprimer qu’à la toute fin de cet entretien.

Comment s’est passée la préparation ?

David Chizallet : Nous avons fait des lectures du scénario régulièrement sur une période de trois mois. Le découpage a été dégrossi à ce moment-là et nous l’avons précisé durant les week-ends pendant le tournage. Laurent est très précis, il travaille par strates, lance des idées dont nous débattons puis les laisse décanter un moment afin de les confronter à la structure globale qu’il veut donner au film.
Les plans sont très composés, fixes ou avec de lents mouvements, parfois avec une caméra à l’épaule.

Vous avez fait des essais, pour la lumière notamment ?

DC : Laurent aime bien l’outil numérique mais il ne voulait pas que le film ait un aspect vidéo. Au fil des essais, on s’est rendu compte qu’il n’aimait pas trop les effets de diffusion et de surexposition. Le travail sur la couleur l’intéressait beaucoup.
On a donc réfléchi à comment raconter le trajet d’un personnage par la couleur. Dans le scénario, il y avait toute l’évolution dramaturgique du personnage, et entre les lignes se trouvaient toutes les indications pour accompagner ce trajet par un jeu de couleurs.

On a traité les deux tiers du film dans un contraste chromatique chaud/froid avec quelques bascules sur certaines séquences plus tranchées en contre-point, en utilisant le rouge. Ensuite, pour le dernier tiers, la lumière devient plus naturaliste, moins sophistiquée.
Véronique Mélery, la chef déco, a accompagné cette évolution de couleur. Elle a fait un superbe travail, notamment en créant un vaste décor pour les vendeurs clandestins dans un vieux hangar insalubre.

Concrètement, ces choix de couleurs se sont traduits comment ?

DC : J’ai travaillé sur les contrastes de couleur en éclairant les personnages avec du tungstène, même en plein jour, et en réglant la caméra à 3 200 K. Les visages ressortaient relativement neutres, mais les arrières-plans restaient froids. J’avais donc constamment ce rapport chaud/froid. A l’étalonnage, on a joué un peu sur la saturation de ces couleurs, qui étaient assez brutes. Je crois savoir que Pierre Lhomme utilisait parfois ce décalage chaud/froid, en tournant en lumière du jour avec une pellicule tungstène, mais sans mettre de filtre correcteur, afin d’obtenir des peaux opalescentes, plus diaphanes.
Pour une scène de nuit où Louise Bourgoin participe à une vente clandestine près d’une autoroute, on a trouvé un décor où tous les arrière-plans sont éclairés avec des réverbères au sodium. En ajustant la caméra pour qu’ils soient encore plus chauds, j’ai réglé mes projecteurs pour que les peaux soient naturelles, et du coup l’arrière-plan basculait dans un rouge profond.

Quels projecteurs as-tu utilisé ?

DC : Des Maxi brutes 9 lampes de 1 kW en extérieur jour, des Mini brutes, qu’on ne diffusait qu’au plus proche de l’acteur. Je gardais ainsi les attaques fortes sur les arrière-plans, le décor. Pour garder l’idée du mélange chaud/froid, j’essayais d’avoir la direction principale chaude sur le visage de l’acteur, et de laisser une frange du visage baigner dans la couleur complémentaire. Cela permettait de ne pas aplatir le visage avec la source chaude.
Pour la scène de l’autoroute, j’avais demandé à Vincent Piette, le très talentueux chef électro, d’utiliser au maximum les lumières des phares des véhicules en circulation. Il a fait rajouter des voitures électriques silencieuses qui venaient balayer ça-et-là le décor dont les immenses colonnes créaient des ombres en mouvement magnifiques. Il a ajouté des projecteurs sur pied que les électros manipulaient en cours de prise pour les visages.

Peux-tu nous expliquer ce que tu appelles le Graal de la lumière ?

DC : [Rires] J’ai une passion pour le chef opérateur de Kubrick, John Alcott. Il faisait une très belle lumière puissante, directionnelle et douce. Pas seulement sur Barry Lyndon, il a fait aussi Greystoke, un film magnifique. C’est doux mais ça ne vient pas de partout.

Que peux-tu dire du résultat de ta lumière, plus particulièrement sur les peaux ?

DC : J’aime bien le rendu sur les peaux, même si je pense que la pellicule aurait arrondi beaucoup plus le côté orangé et aurait apporté d’emblée une carnation plus juste, une "chaleur dorée". On a travaillé là-dessus en étalonnage.

Yov Moor (étalonneur du film) : Il y a un équilibre compliqué à trouver entre le jaune et le froid parce que ça se répond. C’est vrai que c’est toujours sur la carnation que le numérique atteint ses limites, car il manque la rondeur. Dans ce film, on voulait quelque chose de plus rond, avec toujours le désir de ne pas trop aplanir les différences. Il ne faut pas se laisser emporter par les corrections. On nous demande souvent de trouver la neutralité de la peau mais qu’est-ce que ça veut dire ? Une peau évolue suivant les lieux, les lumières…

DC : Juste avant le tournage, il y avait une expo des œuvres de Rubens à Bruxelles au musée royal des Beaux-Arts et Rubens, ce n’est que du chaud sur du froid. Il y a aussi différents types de carnations et c’est totalement naturel. J’en parlais un jour sur le plateau et Elodie Van Beuren, la scripte, m’a confié une devise de Christophe Beaucarne, avec lequel elle travaille régulièrement : « Chaud devant, froid derrière ! ». Il faut que je rencontre ce monsieur.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)