Festival de Cannes 2015
Le directeur de la photographie David Chizallet parle de son travail sur "Les Anarchistes", d’Elie Wajeman
Les Anarchistes avec Adèle Exarchopoulos et Tahar Rahim est l’occasion d’une troisième collaboration. Le film retrace l’histoire d’un policier infiltré dans un milieu anarchiste en 1900 à Paris. David Chizallet nous explique pourquoi le chemin pour arriver à l’image des Anarchistes fut riche de réflexions et d’enseignements. Yov Moor, étalonneur de Alyah et des Anarchistes, participe à l’entretien, il est en 2e semaine d’étalonnage du film avec David…
La rencontre avec Elie Wajeman a eu lieu dans les murs de La fémis ?
David Chizallet : Non, pas du tout, nous nous sommes rencontrés grâce à des amis communs, extérieurs à l’Ecole. Elie m’a entraîné rapidement dans ses recherches picturales, quelque part entre Bonnard et Nan Goldin. Pour Alyah, Elie voulait trouver une image qui soit une alliance esthétique entre l’image à la "française", au style tenu et naturaliste, et un style à la James Gray. Le cinéma américain des années 1970 a beaucoup d’importance pour lui, tout ce que le nouvel Hollywood a pu apporter esthétiquement et "narrativement" le passionne. Donc on a beaucoup échangé autour de Scarecrow, de Jerry Schatzberg, De battre mon cœur s’est arrêté, Rois et reines, Un après-midi de chien, etc.
Cette envie d’alliance a débouché sur une image assez affirmée…
DC : On ne voulait pas vraiment d’une image naturaliste et Elie voulait se débarrasser du rendu digital alors qu’on se dirigeait probablement vers un tournage en numérique. Nous avons fait pas mal de tests pour trouver le chemin qui nous ferait quitter l’univers vidéo, que la caméra nous propose, pour aller vers autre chose. C’était très stimulant de chercher à détourner l’outil.
Les tests m’ont amené à utiliser beaucoup de diffusion, beaucoup de surexposition, envoyer de la fumée sur le plateau et travailler à faible profondeur de champ. L’Alexa venait de sortir à l’époque du tournage et le seul film vraiment fort que j’avais vu c’était Drive. Mais ce n’était pas du tout l’image qu’on cherchait ! Même si je trouve l’image de Drive très réussie, très belle. Mais ce film nous a sécurisés car on a eu la preuve qu’avec cette caméra on pouvait garder une belle tenue d’image.
Les Anarchistes est un film d’époque, l’image devait être différente de celle d’Alyah ?
DC : Nous étions très contents de l’image d’Alyah et pour Les Anarchistes, Lola Gans, la productrice, n’était pas opposée à un tournage sur pellicule mais la contrainte du nombre de prises relativement limité a décidé Elie à renouveler l’expérience du numérique. J’ai commencé par chercher, dans les films d’époque tournés en numérique, une image qui m’aurait plu et je n’ai rien trouvé ! Évidemment, le Blu-Ray de Barry Lindon est magnifique mais là, on triche un peu… [Rires]. J’étais heureux de ce défi à relever, et comme j’aime beaucoup l’image des autochromes Lumière et le mouvement pictorialiste américain en photographie, le film d’Elie était parfait pour aller explorer ce type d’image.
La période de préparation a-t-elle été très dense ?
DC : Oui, c’était très intéressant car il fallait tout le temps revenir à la question : qu’est-ce qu’on veut comme image ? Il y avait l’expo Vallotton au Grand Palais, ça tombait bien. Elie aime beaucoup Bonnard, Vuillard, Courbet. Mais j’avais également envie de trouver des images qui étaient liées à un mécanisme optique parce que reproduire de la peinture avec une caméra est impossible, il fallait aller vers un outil de cinéma, lié à un système de reproduction.
Je m’intéressais donc plus à la photographie, à la matière des autochromes par exemple. Pour les premiers tests, j’ai trouvé une grande chambre photographique chez RVZ et j’ai mis l’Arri Alexa derrière. Je voulais voir les effets de flou-net, et surtout l’effet de "matiérage" que donne le dépoli. J’ai utilisé des objectifs macro sur l’Alexa, je faisais le point sur le dépoli et j’utilisais la chambre pour faire le point sur le paysage ; en fait je filmais une image.
Les nuits sont-elles de vraies nuits ?
DC : Il y avait quelques nuits dans le scénario et j’avais lu un texte de Denis Lenoir sur la nuit américaine. Je l’ai appelé et il a accepté qu’on se rencontre. J’étais ravi car j’aime beaucoup son travail. On a parlé de l’orientation du soleil, de la meilleure solution pour la nuit américaine mais nous sommes arrivés à la conclusion qu’il n’y avait pas de recette et que ça dépendait de la configuration de chaque film. Bref, je n’ai pas eu de réponse mais nous avons parlé ensuite de matière dans l’image numérique, ce que ne propose pas la caméra. Je lui ai donc envoyé mes essais sur la chambre photographique. Il m’a dit « c’est super mais dans quel but ? ».
Mais cette image te plaisait ?
DC : Oui, c’était sublime ! Le paramètre qui m’a permis d’avancer pour la suite c’est vraiment le dépoli qui imbrique la matière du verre à l’intérieur de l’image réelle. C’était une sorte de bavure qui se créait entre le réel et le verre du dépoli. Mais quand on a avancé dans la prépa et qu’on a visité les décors, j’ai tout de suite compris que tourner avec un pied, une caméra, le matériel habituel et en plus une chambre photographique qui fait au moins 70 cm de profondeur était un truc impossible à imposer au metteur en scène. Surtout qu’il adore la caméra à l’épaule !
J’ai donc cherché des chambres photographiques plus petites avec toujours l’idée d’agrandir le capteur pour réduire la profondeur de champ. J’ai eu besoin de me débarrasser de ce travail souterrain pour arriver à trouver l’image adaptée au film. Comment détourner l’outil a été une piste de réflexion, et puis il y avait un décor, des acteurs, une caméra et … qu’est-ce qu’on fait ? Il a fallu évoluer entre la recherche et le concret.
Il y a eu un autre élément déclencheur pour arriver à cette image…
DC : Oui, la diffusion ! Je lisais une biographie de Josef Sternberg où en tant qu’opérateur il parle des diffusions qu’il utilisait pour Marlène Dietrich : les bas de soie posés à l’arrière des objectifs. Ça m’a fait penser à l’image d’opérateurs que j’aime beaucoup comme Janusz Kaminski ou Robert Richardson qui diffusent à l’arrière des objectifs, en Super 35 mm notamment. J’ai donc testé les bas et décidé d’accentuer l’effet en évitant les objectifs piqués trop modernes.
J’ai gardé la Arri car on ressentait avec Yov, pendant l’étalonnage de Alyah, que la montée de grain de l’Alexa était relativement organique en comparaison avec les autres caméras.
YM : Il y a effectivement quelque chose d’aléatoire avec l’Alexa. Avec certaines caméras, on peut se retrouver face à des murs de bruit en basse lumière.
Finalement quelle a été la configuration au tournage ?
DC : J’ai tout pris ! Des optiques anciennes, des Cooke S3, avec des bas à l’arrière, j’ai ajouté de la fumée sur le décor et puis j’ai travaillé cette notion de matière avec la lumière, la couleur. Avec Elie, on avait compilé pas mal de références, puis on les a oubliées sur le tournage, pour se consacrer à l’histoire, aux acteurs. Toute la direction artistique était là : les tissus, le décor, un appartement 1900 à Paris, avec une fantastique recherche sur les papiers peints, le mobilier, les couleurs, les brillances…
Denis Hager, le chef déco, et Christelle Maisonneuve, l’ensemblière, ont vraiment fait un travail extraordinaire. J’ai également eu la chance de travailler avec la costumière Anaïs Romand. On a travaillé les compositions dans l’image avec les masses sombres, les manteaux noirs par exemple, les masses claires, les couleurs pastel. Ses costumes sont incroyablement justes : il y a une grande scène de bal dans le film. Et le chemisier qu’Anaïs Romand a donné à Adèle Exarchopoulos est tellement bien choisi qu’on la distingue parfaitement au milieu de la foule, même en plan large.
Ta lumière a renforcé le contraste de composition dont tu parles ?
DC : J’ai beaucoup éclairé en contre-jour. Elie aime les fenêtres dans le champ, les miroirs, l’éclairage par l’extérieur pour que les silhouettes se détachent. On a tourné dans un décor naturel au 4e étage d’un immeuble en pierre de taille, en gardant une direction de lumière par l’extérieur. Je souhaitais pouvoir tourner sans ajout de projecteur à l’intérieur du décor.
J’ai beaucoup utilisé les Alpha 18 kW de chez K 5600 et on a suspendu des Kino Flo de grande taille sur des barres accrochées au balcon du 5e. Je n’ai pas pu installer de nacelles car on était dans le 8e, près du Grand Palais, sur un axe verrouillé par la préfecture.
Et la nuit américaine, comment l’as-tu tournée finalement ?
DC : On a tourné sur une demie-journée au cimetière de Montmartre, avec une grue. Il a fait très beau, c’était parfait. On avait beaucoup échangé avec Denis sur la direction du soleil. Les tombes étaient très claires et avec le soleil dans le dos toutes les tombes auraient été plus claires que les personnages. Je suis donc parti sur le soleil trois-quarts dos aux acteurs. J’ai exposé normalement en tournant en raw ces quelques plans-là.
Yov Moor : Pour les nuits américaines, c’est important d’avoir des ombres portées car inconsciemment on a une sensation de pleine lune. L’effet nuit n’a pas été compliqué, on a "rematiéré" par du grain, du mélange de matières, je n’ai pas eu de problème pour calmer les hautes lumières.
Et puis je n’ai jamais eu de problème avec la surexposition. David aime la surex alors je suis habitué à retrouver une certaine matière pour ne pas être dans des aplats. Avec l’Alexa, c’est tout à fait possible. Tout ce travail de prépa a été très utile car souvent, sur d’autres films, je me suis retrouvé avec un montage qui avait été fait avec des images ayant un look standard Arri Alexa en 709 appliquée ; le chef op et le réalisateur s’étaient habitués à cette image. A l’étalonnage, on a du mal à retrouver les désirs qui étaient au départ du film et même à les accepter encore !
DC : C’est exactement ça, les réalisateurs se retrouvent à devoir faire le deuil des images qu’ils ont vues en au montage.
YM : Je pense que pour Les Anarchistes, on ne serait jamais allé aussi loin en diffusion de postprod’ que celle qui existe aujourd’hui.
DC : Il y a eu aussi un autre challenge, celui d’avoir une image la plus définitive possible. Le tournage se terminant le 7 février, si on voulait avoir une chance d’être prêt pour Cannes, on ne pouvait pas chercher (et trouver !) les partis pris de matière, de diffusion, de couleur, avec seulement deux semaines d’étalonnage.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)