"Falling in love in Bombay", par François Reumont pour l’AFC

Le directeur de la photographie Dominique Colin parle de son travail sur "Sir", de Rohena Gera

[ English ] [ français ]

Dominique Colin (Seul contre tous, L’Auberge espagnole, Les Beaux gosses) a, cette année, signé les images d’un premier film réalisé par une Indienne, Rohena Gera, en compétition à la Semaine de la Critique. Un film entièrement tourné à Bombay, dans une ville où la première cinématographie mondiale fait partie intégrante du paysage. Retour sur cette love-story dans un immeuble de standing entre une bonne et son employeur. (FR)

Comment vous êtes-vous retrouvé à tourner ce film en Inde ?

Dominique Colin : Rohena Gera, la réalisatrice, voulait pour ce premier film travailler avec un chef opérateur français. J’ai eu la chance qu’elle vienne vers moi, principalement parce ce qu’elle connaissait mon travail avec Cédric Klapisch. C’était pour moi une occasion rare de découvrir Bombay et son savoir-faire cinématographique, un univers que je n’avais jamais eu l’occasion de côtoyer concrètement.
Le film y est profondément ancré et décrit la société indienne actuelle. Un univers où le système de castes évolue très lentement en un système de classes, et où les clivages, dans la société, sont encore difficiles à dépasser. Néanmoins, c’est aussi un script tout en nuances, et Rohena a cherché à donner une vue moderne, au-delà des clichés et du style flamboyant pour lequel le cinéma indien est connu à l’étranger.

D’où le choix d’un style européen à l’image ?

DC : Oui, sans doute. Elle voulait résolument se démarquer du cinéma indien. C’est d’ailleurs un film qui parlera peut-être plus aux Européens qu’aux Indiens eux-mêmes ! En tout cas, le film s’est d’abord monté sans aide ni fonds français, pour ensuite trouver peu à peu des partenaires, au fur et à mesure qu’il se fabriquait. C’est donc avant tout un film indien, réalisé en quelque sorte à l’européenne.

Que retenez-vous de cette expérience indienne ?

DC : Comme on le sait, les équipes de cinéma en Inde sont souvent pléthoriques. Sur Sir, il était bien sûr hors de propos de tourner dans ces conditions. On a donc insisté pour avoir le moins de monde possible. Néanmoins, même si le film est presque entièrement tourné à l’épaule, on se retrouve tout de suite avec deux machinos. Quant à l’équipe électros, elle vient là-bas de chez le loueur de projecteurs, accompagnant le matériel en fonction de ce qu’on prend, et cela quel que soit le travail. Le film étant presque entièrement tourné dans un décor réel d’appartement (situé dans un immeuble de luxe en fin de construction), une fois le pré-light effectué, c’est vite devenu un peu maigre au niveau activité pour les cinq électros présents !

Sinon, les équipes offrent un authentique travail à l’ancienne. Avec une grande culture du cinéma. Je l’ai ressenti dès les premiers jours de tournage où, quand on demande quelque chose au gaffer, on obtient quelques minutes plus tard l’effet demandé, mais en mieux que ce qu’on pouvait imaginer. En fait, le principal challenge était de ne pas entrer dans une systématique dans ce lieu unique. Comme le film s’est presque tourné dans l’ordre chronologique, j’ai insisté pour qu’on fasse et qu’on défasse, de manière à faire évoluer un peu les choses sur le film, et donner presque à chaque scène sa propre spécificité.
Une autre chose est la grande réactivité qu’on peut observer chez les techniciens. C’est parfois surprenant quand on vient d’un plateau français, où tout est souvent très préparé et normé par la sécurité. Par exemple, je me souviens avoir noté, lors des repérages, un passage dans cet immeuble en construction permettant d’accéder au toit pour quelques plans. Bien entendu, le jour du tournage arrivant, on s’aperçoit que le passage a été entre-temps bouché par les ouvriers qui continuaient le chantier. Loin de s’inquiéter de la situation, les machinos ont fabriqué pour le lendemain un improbable ascenseur extérieur composé d’une simple plate-forme, tractée par câbles et poulie, qui nous a permis d’atteindre le toit et de mettre en boîte les plans.

Quel matériel lumière avez-vous eu à votre disposition ?

DC : Le matériel est vraiment le même qu’ici, avec un choix très large. Quand on va visiter les locaux de certains loueurs d’éclairage, on a l’impression de se retrouver dans un hangar qui fait quatre fois Transpalux ! Sur ce film, le budget était très réduit et j’ai dû me contenter d’une liste assez simple. Néanmoins, j’ai pu utiliser quelques SkyPanels qui nous ont été d’une grande utilité pour doser la lumière en intérieur en fonction des découvertes nuit ou jour sur lesquelles je devais m’aligner. En outre, l’immeuble étant construit au pied des bidonvilles, il était important pour moi que l’image de cette "tour d’ivoire" soit ouverte sur l’extérieur. Une grande terrasse m’a également permis d’éclairer un peu depuis l’extérieur, ce qui n’était pas du luxe sur certaines scènes. Une anecdote amusante : nous n’étions pas les seuls à tourner dans cet immeuble et, un étage en dessous, un autre film indien dans le plus pur style Bollywood se faisait. Un jour je suis passé par curiosité visiter l’appartement qui servait de plateau, sur lequel il y avait au bas mot 30 kW de HMI inondant le décor de lumière. C’est là que j’ai compris pourquoi Rohena cherchait à faire un film plus européen dans sa mise en scène !

Quels ont été vos choix de matériel pour mettre cette histoire en image ?

DC : Le film repose entièrement sur ces rapports humains qui changent peu à peu au cours du film. J’ai donc décidé de travailler dans la nuance et dans l’instant. Pour cela, je trouve que le numérique se prête très bien à ce genre de démarche. Équipé de ma propre caméra Sony FS5, j’ai pu entièrement être autonome sur ce film, c’est-à-dire à la fois très léger et très mobile. Cette caméra est remarquablement agréable à l’épaule, et je l’ai utilisée parfois avec un stabilisateur Hélix. Un stabilisateur qui n’a pas besoin d’exosquelette pour être manipulé et avec lequel on conserve la même hauteur de caméra et presque les mêmes sensations que quand on cadre à l’épaule.
Pour garder une configuration très légère, j’ai presque entièrement tourné le film avec ma série Veydra, spécialement fabriquée pour la monture Sony. Trois optiques (25-35-50 mm), très compactes mais très bien finies mécaniquement, et qui me procurent une image agréable, neutre et d’une définition tout à fait correcte.

Quel était le workflow ?

DC : J’ai tourné la plupart des choses en RAW, à part les quelques séquences d’extérieur jour qui ont dû être faites en ProRes, essentiellement pour des raisons de budget. Sur place, outre le pointeur, je n’avais qu’un seul autre assistant caméra indien plus un DIT qui s’occupait des sauvegardes et qui fabriquait, de manière assez basique, les rushes en utilisant deux LUTs que j’avais préparés sommairement. Je ne peux pas donc dire que les rushs étaient fidèles à ce qu’on a ensuite pu faire à l’étalonnage, mais finalement je me retrouve assez bien dans cette technique qui consiste à tourner un peu à l’aveugle (comme en film) sans chercher à obtenir sur l’instant un rendu presque définitif. En se calant sur le rendu, certes un peu approximatif du viseur de la FS5, ça me suffit largement pour régler les choses sur le plateau.

Et en postproduction ?

DC : Deux semaines d’étalonnage, avec mon vieux complice Lionel Kopp (initiateur avec Dominique dans les années 1990 du laboratoire Les Trois Lumières) qui se déroulent presque toujours de la même façon : un premier passage rapide pour caler les densités et affiner les raccords lumière, et puis d’autres passages successifs pour affiner les choses, sans jamais s’arrêter trop longtemps sur un plan - sans quoi on peut vite s’égarer ou prendre une mauvaise direction.

Ratna est domestique chez Ashwin, le fils d’une riche famille de Mumbai. En apparence, la vie du jeune homme semble parfaite, pourtant il est perdu. Ratna sent qu’il a renoncé à ses rêves. Elle n’a rien, mais ses espoirs et sa détermination la guident obstinément. Deux mondes, que tout oppose, vont cohabiter, se découvrir, s’effleurer...

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)