Le directeur de la photographie Eric Gautier, AFC, parle de son travail sur "Ash Is Purest White", de Jia Zhangke

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Le réalisateur Jia Zhangke est l’un des cinéastes chinois les plus remarqués en Chine et le plus apprécié du public international. Il a déjà présenté plusieurs films sur la Croisette (I Wish I Knew, A Touch of Sin, Au-delà des montagnes). Il confie l’image de son dernier long métrage à Eric Gautier, AFC, le directeur de la photo des plus grands réalisateurs français – Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Alain Resnais, Patrice Chéreau – mais aussi le chef opérateur de Into The Wild, On The Road ou encore de Ang Lee pour Hôtel Woodstock. Il accompagne pour cette montée des marches Jia Zhangke et Ash Is Purest White (Les Éternels), en Compétition officielle. (BB)

En 2001, la jeune Qiao est amoureuse de Bin, petit chef de la pègre locale de Datong.
 Alors que Bin est attaqué par une bande rivale, Qiao prend sa défense et tire plusieurs coups de feu. Elle est condamnée à cinq ans de prison .
A sa sortie, Qiao part à la recherche de Bin et tente de renouer avec lui. Mais il refuse de la suivre. 
Dix ans plus tard, à Datong, Qiao est célibataire, elle a réussi sa vie en restant fidèle aux valeurs de la pègre. Bin, usé par les épreuves, revient pour retrouver Qiao, la seule personne qu’il n’ait jamais aimée…
Avec Zhao Tao et Liao Fan.

Pour la première fois, Jia Zhangke ne travaille pas avec Yu Lik-wai, le chef opérateur de ses tout premiers débuts
Il y a une quinzaine d’années, j’ai été invité à la Cinémathèque de Pékin avec Olivier Assayas pour une rétrospective de ses films. J’y ai rencontré les étudiants des deux écoles de cinéma, ainsi que Jia et Lik-wai (qui parle très bien français car il a fait ses études à l’Insas) grâce à Olivier. J’ai recroisé Jia lorsqu’il était membre du jury à Cannes lors de la projection du film d’Olivier Dahan, Grace de Monaco. Pour des raisons personnelles assez tristes, Yu Lik-wai ne pouvait pas faire Les Éternels. D’un commun accord ils ont suggéré mon nom pour faire le film auprès de MK2, qui le finançait.

Un tournage en trois parties, dans trois régions… et sur trois époques
Nous avons tourné les deux premières parties, 2001 et 2006, pendant les trois mois d’été. Puis la troisième partie, 2017, en hiver. La première partie du film se passe dans le nord de la Chine, à Datong, dans la région du Shanxi, où est né Jia et où il a tourné pratiquement tous ses films. La fermeture des mines de charbon dans cette région a engendré le renvoi des ouvriers à l’autre bout de la Chine.
La deuxième partie se situe au centre du pays, dans la province du Hubei, celle du barrage des Trois-Gorges sur le fleuve Yangse. C’est la construction de ce fameux barrage, pour la plus puissante centrale électrique du monde, qui a occasionné le déplacement d’un million et demi de personnes, et qui est au centre du film Still Life. Puis, cette partie se termine à Dunhuang, dans le désert de Gobi.
La troisième partie, pendant l’hiver glacial, se passe de nouveau à Datong, mais plus de dix ans plus tard…

Les trois époques sont tournées sur des supports différents
Au début nous sommes en 2001, Jia voulait vraiment raconter une histoire de mafia en hommage à The Killer, le film de John Woo, et en référence aux films de Hong Kong qui l’ont bercé lorsqu’il était enfant. Ce monde des mafieux est un milieu qu’il connaît bien, il y a d’ailleurs de "vraies" petites frappes dans la scène de danse sur le tube des années 1980, YMCA, tous torse-nu pour exhiber leurs tatouages démentiels de dragons.
Jia voulait monter des images de cette époque, qu’il avait tournées avec Lik-way autrefois. Nous avons donc filmé l’ouverture du film dans le format 1,33, puis en 1,85, en différentes définitions pour raccorder avec la texture de ces images et pour accompagner ces histoires qui montent en puissance... Et en mini DV, puis en HD, puis en 2K, pour arriver progressivement au 4K dans la scène de kung-fu qui clôt la première partie. Les couleurs sont plus fortes, plus agressives, pour coller à cette époque disco.

Lorsque Qiao, interprétée par Zhao Tao, sort de prison cinq ans après, nous sommes au barrage des Trois Gorges. Les Chinois ont construit ce barrage entre 2006 et 2009 et ont fait monter le niveau de l’eau jusqu’à engloutir plusieurs villes et villages. Dans le film, des images d’archives montrent le moment où le niveau de l’eau est à mi-chemin et tout ce que l’on voit derrière est une ville qui va devenir une ville fantôme.
Cette partie centrale est tournée en 35 mm, avec l’idée de rendre quelque chose de plus apaisé visuellement. C’est le combat d’une femme courageuse, seule, en quête de justice. Et qui ne demande qu’à pardonner celui pour qui elle a payé très cher son sacrifice amoureux.

Puis, en 2017, Bin revient vers elle à son tour, en quête de rédemption. Il est affaibli, elle s’est transformée et s’est affirmée. Nous avons tourné en numérique 5-6K pour cette dernière partie qui est très contrastée, avec moins de couleur, tout est plus froid.

Les choix d’optiques pour chaque partie du film et petit rappel de la succession des supports
[Rires…] Nous commençons en DV, en HD, en 2K, en 4K, puis en 35 mm, en 35 mm surdéveloppé pour terminer en 5-6K… Pour le choix des optiques il a fallu que je m’adapte au matériel disponible car il faut savoir qu’il y a huit cents films qui se sont tournés en Chine l’année dernière, sans compter les films étrangers !
La première partie est tournée avec des Master Primes, qui ne sont pas mes optiques préférées car trop définies, mais je savais qu’on aurait des qualités très basses en résolution, et j’aimais bien leur rendu excessif en couleur. Puis j’ai utilisé des Cooke S4 pour la deuxième partie en 35 mm. Ils sont sensibles au flare mais de manière naturelle et je les aime pour leur rondeur.
Des Summilux de Leica pour la dernière partie. Ce sont des optiques assez contrastées et douces à la fois et leur rendu de couleur est très réaliste, neutre. Je voulais que cette fin soit dramatisée. Des ambiances denses sans noirs profonds, et des hautes lumières très lumineuses.

Les conditions de tournage en Chine, avec une équipe entièrement chinoise...
Il n’y a pas de jours de congé sur les tournages en Chine. On a donc commencé à préparer-tourner pendant vingt-et-un jours non stop. En insistant un peu, j’ai obtenu qu’on ait un jour off de temps en temps et en fait l’équipe chinoise en a été ravie ! Et même Jia, cela lui permettait de voir des images, de réécrire des scènes… Et de se reposer…
Les Chinois parlent rarement anglais. C’est donc la première et la seule fois où je suis parti avec quelqu’un de mon équipe française. J’ai eu la chance de rencontrer, sur le film de Xavier Giannoli, une assistante caméra formidable, Carine Bancel. Je n’avais jamais emmené quelqu’un sur mes tournages à l’étranger, je pars du principe que voyager veut dire travailler avec les gens sur place, partager nos savoir-faire, mélanger nos cultures. Mais la barrière de la langue était trop forte, je voulais pouvoir attraper la caméra à tout moment et être prêt très vite, sans passer par un interprète.

Le chef électro est une légende en Chine. Il est de Hong Kong, c’est lui qui a travaillé aux côtés de Christopher Doyle depuis les premiers films de Wong Kar-wai. Il parlait suffisamment anglais, lui, pour pouvoir communiquer facilement. Cela a été un grand plaisir de travailler avec lui, il avait une équipe très dévouée, adorable et très compétente. Et il se posait tout le temps des questions essentielles de cinéma, toujours concerné par les scènes que l’on tournait. Inutile de décrire la complicité formidable avec lui.
Le chef machiniste ne parlait que le mandarin. Il était excellent mais il fallait se faire comprendre par signes ! C’est un très grand machiniste qui a un vrai sens du cadre, qui fait les mouvements en regardant les acteurs et pas les marques au sol.

Le rôle d’un opérateur est de comprendre le film
Il faut accompagner l’histoire et aller vers ce qui résonne ou ce qui dissone, trouver le juste milieu entre l’image qui vampirise le film et l’image fade et ennuyeuse. C’est une question d’équilibre pour tous les plans.
Je cherche toujours comment ne pas trahir le réalisateur et comment aussi enrichir son film. Il faut être d’abord à l’écoute, modeste et patient. Car ce sont les décisions du dernier moment, quand j’ai la bonne intuition, qui sont les plus sincères et les plus justes.

Le rythme, les résonances
Jia Zhangke est un réalisateur qui a un vrai sens du rythme, comme un musicien. Les scènes ont toujours leur juste durée, leur vrai tempo. Il aime les rimes, les scènes qui se répondent. Les trains, les escaliers… ou ce paysage avec le volcan en arrière-plan quand Bin apprend à Qiao à tirer avec le pistolet pour la première fois et que l’on retrouve à la fin du film quand c’est elle qui l’aide, cette fois-ci, à se lever du fauteuil roulant. Il y a une vraie résonance entre ces deux scènes. Elles racontent finalement ce que c’est qu’aimer, et résument à elles seules le film.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)