Le directeur de la photographie Guillaume Schiffman, AFC, parle de son travail sur "The Search", de Michel Hazanavicius

The Search : la guerre sans artifices (conversation avec Michel Hazanavicius)

par Guillaume Schiffman

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Après le succès international de The Artist (initié au Festival de Cannes 2011), Michel Hazanavicius retrouve Thomas Langmann, Bérénice Bejo et Guillaume Schiffman, AFC, pour un film se déroulant pendant la guerre de Tchétchénie. Un sujet entre actualité et histoire à l’heure où la pression russe s’exerce de nouveau sur les ex-territoires de l’Empire soviétique... Entretien à deux voix recueilli lors de l’étalonnage du film The Search. (FR)
A gauche, Michel Hazanavicius et Guillaume Schiffman, à la caméra - Photo Roger Arpajou
A gauche, Michel Hazanavicius et Guillaume Schiffman, à la caméra
Photo Roger Arpajou

Dans quel contexte avez-vous abordé The Search  ?

Michel Hazanavicius : : J’ai voulu faire un film de guerre " local " et authentique sur un sujet peu traité – la Tchétchénie – avec le budget d’un film international (20 millions d’euros). C’est un truc assez difficile à faire accepter par les décideurs car c’est à contre-courant des règles du marché. Mais sortant du succès de The Artist, j’avais plus ou moins carte blanche sur mon film à suivre.
L’enjeu principal était pour moi le bon dosage entre le réalisme et le romanesque. Dans ce domaine, l’exemple du film de guerre est parlant. Soit le réalisateur fait une impasse sur le réalisme en acceptant par exemple que tous les personnages parlent anglais, et on se fout dans le fond un peu de où ça se passe... Soit au contraire, il est menotté par la fidélité absolue au sujet et oublie d’écrire une histoire cinématographique. C’est exactement dans la recherche de cet équilibre que le film s’est fabriqué, en essayant de conserver un certain respect de l’humain sans négliger le récit.
Et au cœur du dispositif filmique, il y a naturellement l’image... Avec par exemple la décision de cadrer le film à l’épaule et sans Steadicam.

Aviez-vous des images ou des films en tête ?

MH : En fait, je ne suis pas trop fana des films de guerre. Si je devais en citer un, ce serait Voyage au bout de l’enfer, et c’est plus un film social sur l’amitié qu’un vrai film de guerre au sens pur du terme... Mon inspiration venait surtout de photos de guerre, de visages civils ou militaires plutôt que des plans de champs de bataille ou d’explosions.
A la fois, en attaquant le tournage, notamment sur les grandes scènes de foule, on se retrouve vite rattrapé par la nécessité de raconter une histoire. Ces visages passent au second plan involontairement…, presque par la force des choses. On s’épuise pendant des heures à mettre en place tout ces gens qui pour la plupart sont tous très mauvais à l’écran ! Au point même que je finissais par tourner les plans quand ils reprenaient leur place entre " les prises " plutôt que entre " Action ! " et " Coupez ! ", en inversant secrètement les sens de déplacement…
Du coup j’ai décidé de donner carte blanche à l’équipe image pour me ramener en douce des gros plans dont je ne savais pas exactement quoi faire, mais qui au montage se sont révélés aussi précieux que le reste. Là encore pour remettre l’humain au centre du récit.

A la vision des premières images, la reconstitution est très réaliste. Ou êtes-vous allé puiser pour fabriquer l’image de la Tchétchénie ?

MH : Il y a très peu d’images de cette guerre. Pas de film à ma connaissance, et seulement quelques images de news qui ont été tournées au début de l’hiver 1999-2000. On est parti de cette unique source visuelle de l’événement, en essayant de coller à l’esprit documentaire. Bien entendu, il ne s’agissait pas de filmer en vidéo, comme des journalistes TV de l’époque, mais d’intégrer au dispositif un coté brut et authentique à l’image du film.
Guillaume m’a proposé de travailler à l’Easy Rig et au zoom, ce qui a donné un style visuel très proche du reportage. Et puis l’idée de tourner en pellicule et d’envisager le traitement sans blanchiment.

Guillaume Schiffman : Dès la lecture du script, j’avais le sentiment qu’il fallait que ce film se tourne en pellicule. Et puis Michel m’a parlé de cette importance de l’humain, des visages, et de tous ces gens qu’on allait filmer...
J’ai pensé que le 35 mm développé sans blanchiment nous redonnerait la matière qui nous manque désormais en numérique et nous permettrait d’atteindre cet équilibre entre image " documentaire " et fiction cinéma. Sans oublier le paramètre de la saison. Le film devant être tourné entre l’été et l’automne 2013, j’avais peur que des couleurs trop saturées, et notamment le vert, nous gênent à l’image pour retrouver l’ambiance hivernale telle qu’elle était présente dans les images de 1999.

A l’heure du numérique, c’est une décision rarissime, n’est-ce pas ?

GS : Tourner en 2013 un film entièrement en Géorgie pendant seize semaines en 35 mm est toujours un challenge à faire accepter à une production... Mais en plus rajouter le risque d’un développement sans blanchiment négatif, cela devient énorme ! Mais avec le soutien et le désir de Michel et la confiance de la production, cela a pu se faire.
D’un point de vue logistique, les bobines transitaient par la Turquie, pour ensuite être envoyées en France et développées chez Technicolor. On ne récupérait des rushes que trois jours plus tard, ce qui pour les scènes à 1 000 figurants n’est pas la chose la plus reposante... Finalement tout s’est bien passé, à l’exception d’une journée dont le développement sans blanchiment a été panné.

MH : Je me souviens des premiers essais faits à Paris, avec le chef machino habillé en militaire qui posait sur un parking ! On a testé à peu près tout ce qu’on envisageait, soit le tournage film en traitement classique, le développement sans blanchiment, et bien sûr le numérique. Le rendu sans blanchiment, notamment sur les visages, m’a tout de suite plu.
Après quelques hésitations dues aux difficultés logistiques que Guillaume vient d’évoquer, on a refait des tests sur les décors en Géorgie et on a finalement pris la décision d’y aller comme ça. Thomas Langman nous a suivis et je crois qu’aujourd’hui personne ne regrette ce choix.

Qu’est-ce que ça change pour l’opérateur ?

GS : C’est très agréable, car à la différence de la prise de vues moderne (numérique ou argentique), l’art de la pose redevient un vrai challenge, presque comme à l’époque de l’inversible. Le traitement sans blanchiment total augmentant le contraste, on a assez peu de latitude de marge dans la surex et dans la sous-ex.
Il faut au bout d’un moment savoir se lâcher, au risque de ramener des images très blanches... ou très noires ! Avec à la fin l’étalonnage numérique qui permet quand même de rattraper bien plus de choses qu’on ne le pouvait à l’époque de l’étalonnage classique d’il y a vingt ans.

Cela vous a-t-il pris plus de temps sur le plateau ?

GS : Le film s’est tourné en quatorze semaines, mais vu la complexité des mises en places, et des cinq langues parlées sur le plateau, je peux vous dire que je n’ai pas eu beaucoup de temps pour les installations lumière. Une fois que les choses étaient lancées, il fallait avancer et essayer de ramener le maximum de plans dans la journée. L’essentiel du travail s’est fait en préparation, avec trois séjours préalables en Géorgie qui nous ont permis de tout mettre sur papier et d’anticiper sur un découpage à l’épaule très vivant – au contraire des autres films (OSS 117, The Artist) qui étaient très story-boardés.

Et les optiques ?

GS : On a tourné la plupart du temps avec le nouveau zoom Angénieux léger 45-120 mm, utilisé presque tout le temps à peine ouverture et pour certains plans larges le 15-40 mm. Parfois j’ai utilisé une série Cooke S4 pour les nuits ou certaines scènes de dialogue qui étaient plus " posées ".
Le tout absolument sans diffusion ou filtrage de quoi que ce soit, ce qui est pour moi une première sur des gros plans de comédienne comme sur Anette Bening ou Bérénice Bejo. Le traitement sans blanchiment renforçant toutes les brillances ou les ombres, je trouve même en étalonnage qu’on découvre un autre visage de Bérénice, avec ses taches de rousseur ou une petite cicatrice qui est habituellement dissimulée par la lumière et le maquillage.
Ce choix de tourner avec les zooms a permis d’aller très vite en mise en scène, par exemple Michel changeait de valeur en cours de prise pour aller chercher un visage, une expression alors que le plan avait commencé plutôt large ou moyen. Pour moi c’était plus difficile car la lumière devait suivre, et c’était rare de pouvoir vraiment changer de dispositif pour les gros plans.

En lumière, j’ai la plupart du temps opté pour des sources placées à l’extérieur, et le moins de projecteurs possibles sur le plateau. Cela pour éviter de distraire les nombreux acteurs non professionnels dont l’attention est très vite attirée par tel ou tel mouvement périphérique de l’équipe technique...
En même temps, Michel était très vigilant sur le côté réaliste de la lumière, me rappelant à l’ordre plusieurs fois sur telle ombre qui semblait artificielle ou telle composition trop apprêtée.

MH : Les contre-jours par exemple ! Un geste presque machinal sur un plateau : veiller au petit contre-jour sur l’actrice... Ici on s’est vite aperçu que ça ne marchait pas. Du coup zéro contre sur ce film ! De même pour moi, j’ai souvent été tenté d’avoir recours à un travelling... Mais je m’en suis passé. A la place un fauteuil roulant a fait l’affaire.

Est-ce que le " look " documentaire impose une certaine absence de lumière ?

GS : Lors de la préparation, je me souviens que Michel nous a dit que ce n’était pas un film où il fallait faire les malins ! Au décor, aux costumes, à l’image... Faire profil bas tout en sachant qu’il faut présenter des choses justes, qui, dès qu’elles sont dans le cadre, prennent soudain une importance capitale. Du coup la tentation aurait été évidemment de ne pas éclairer...
Mais on sait en tant qu’opérateur que ce n’est pas comme ça que ça marche. Au contraire, je pense qu’il faut beaucoup travailler la lumière pour qu’elle ne se voit pas, tout autant qu’il a fallu à Michel d’être très précis et exigeant sur la mise en scène pour qu’elle ne se remarque pas non plus.
Et puis on n’a pas eu un budget illimité... On n’a pas pu filmer pendant six mois en attendant à chaque plan la bonne lumière naturelle comme peuvent se le permettre certains réalisateurs américains par exemple !

Des scènes plus complexes que d’autres à la caméra ?

GS : Le film est assez découpé, mais il y a plusieurs plans-séquences très complexes. Pour faciliter ces plans, j’ai fait appel à Rodolphe Lauga, un opérateur Steadicam, mais qui n’a fait que des plans à l’épaule. Un des plus difficiles était un plan de nuit de quatre minutes qui commençait en extérieur sous la pluie, traversait deux énormes pièces pleines de soldats éclairés à la lueur des braseros et se finissait en scène intimiste de dialogue dans un escalier. Une vraie gageure en tant qu’opérateur. Avec près de quatorze répétitions et huit prises, je n’ai pas regretté d’avoir fait appel à lui. Mais vous ne le verrez pas parce que ce plan a sauté au montage !

MH : C’est vrai qu’il était très beau ce plan-séquence... Peut-être même un peu trop cinématographique ! Blague à part, cette scène était présente dans le scénario pour la pure compréhension de l’histoire.
Et puis quand le film prend forme au montage, parfois ces choses suintent de tous les pores du film. Là, cette scène devenait une sorte de pléonasme sur la désillusion face à l’héroïsme. Mais je la mettrai dans les bonus quand il sortira en vidéo !

C’est dur de résister tout au long du tournage à cette tentation du plus " cinématographique " ?

MH : La fatigue est un piège. Quatorze semaines, c’est interminable ! La facilité dans laquelle on peut tomber, la tentation d’aller vers ce qu’on sait déjà faire plutôt que de respecter ce qu’on s’était dit de faire au début. C’est dur de garder le cap et de ne pas succomber au coté spectaculaire de la guerre, avec toute cette machinerie, ces hélicoptères qui décollent alors que tout le plateau s’arrête pour les observer...
On glorifie alors une espèce d’adrénaline très cinématographique et on s’éloigne du propos. Mais cet effort ne s’arrête pas à la fin du tournage. On doit évidemment continuer après, au montage... Dire non au mixage à des effets de son multicanaux.

Rester à l’échelle de l’oreille humaine sans quoi l’image n’est plus du tout perçue de la même manière. La musique aussi : le choix de ne pas mettre de " score " mais uniquement de la musique justifiée à l’écran par ce qui se passe dans la scène...
Et puis l’étalonnage en veillant à ce que l’image reste humble, car c’est très tentant de " donner une belle gueule aux images " avec les outils modernes. J’espère qu’on a atteint notre but !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)