"Portrait d’un tueur en série", par François Reumont pour l’AFC

Le directeur de la photographie Manuel Alberto Claro, DFF, parle de "The House That Jack Built", de Lars von Trier

AFC newsletter n°286

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Au milieu d’une sélection assez neuve et rajeunie, 2018 marque aussi le retour d’un des grands cinéastes cannois, déclaré persona non grata du Festival depuis 2011 pour ses propos sur Hitler lors de la conférence de presse de Melancholia. Certes, Lars Von Trier n’est pas un authentique néo-nazi mais il semble avoir pêché par une tentative d’humour scandinave très mal négociée. The House That Jack Built offre le portrait d’un tueur en série interprété par Mat Dillon, aux côtés de Bruno Ganz et Uma Thurman. Manuel Alberto Claro, DFF, signe les images de ce troisième film de suite avec le cinéaste de Copenhague. (FR)

Présentez-nous ce nouveau film...

Manuel Alberto Claro : Pour moi, The House That Jack Built s’inscrit dans la même ligne cinématographique que Nymphomaniac. C’est le portrait intime d’un tueur en série que l’on suit dans différents tableaux de sa vie, à travers ses meurtres. Un peu comme dans le film précédent avec Charlotte Gainsbourg, où une conversation entre le protagoniste et son confident rythme le son de la narration. Le tout dans une direction artistique de film d’époque puisque l’histoire se situe entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980.

Une image d’époque ? 

MAC : Lars voulait une image assez organique, un peu sale dans un certain sens, et on a donc travaillé pas mal à l’étalonnage, notamment en rajoutant du grain. Néanmoins, il ne m’a pas donné de référence spécifique en matière de film, plutôt des clichés d’accidents ou de crimes comme ceux du photographe mexicain Enrique Metidines, les portraits "white trash" de Mary Ellen Mark, ou les vues de William Eggleston. L’autre paramètre, c’est que l’histoire est censée se passer aux USA sur la côte nord-ouest (dans la région de Seattle), et que nous avons tourné, comme d’habitude avec Lars, en Scandinavie, en partie en Suède et, bien sûr, au Danemark, au début du printemps 2017. Parmi les décors surprenants, on a trouvé une forêt, avec des arbres déracinés, qui évoque un champ de bataille, et puis on a déguisé un quartier de Copenhague pour se retrouver dans le Seattle des années 1980. A vrai dire, c’est même plutôt parfois le Bronx des années 1970, tellement c’est le chaos à l’écran !

Le film est donc resté presque un an en postproduction ?

MAC : Lars aime bien prendre son temps pour monter. Et le film regorge d’effets spéciaux, à la fois de plateau (avec de nombreux maquillages et prothèses pour les meurtres), mais aussi numériques, ce qui a pris un certain temps en postproduction. Parmi les séquences les plus compliquées pour moi, il y a cette excursion en enfer que vous découvrirez dans le film.
C’est une partie du film qui est entièrement en images de synthèse, et je me suis soudain retrouvé, j’imagine, comme sur le plateau du Seigneur des anneaux ! Un travail énorme de direction artistique basée sur les dessins de William Blake (illustrant L’Enfer de Dante), ou un tableau d’Eugène Delacroix pour lequel il y a un clin d’œil évident. Une séquence "Delacroix" capturée d’ailleurs en très haute vitesse avec une caméra Phantom, comme il en a parfois l’habitude depuis Antichrist.

Vous confiiez, sur Melancholia, avoir du mal avec la Phantom...

MAC : Personnellement, je trouve encore ça un peu numérique. Mais je dois avouer que cette caméra a fait beaucoup de progrès en couleur depuis le temps, et c’est désormais beaucoup plus facile de raccorder les images avec celles issues de l’Alexa. D’un point de vue pratique, il faut toujours autant de lumière pour tourner à ces cadences, et j’ai dû sortir pour l’occasion des optiques Zeiss grandes ouvertures plutôt que le zoom Angénieux compact Optimo 28-76 mm qui nous a servi pour la quasi intégralité du film.

Pourquoi tout tourner au zoom ?

MAC : Il y a la vitesse d’exécution et surtout cet effort que toute l’équipe image doit fournir pour, d’une certaine manière, faire disparaître la machine cinéma sur le plateau. Tout va en général assez vite sur un tournage avec Lars, et la liberté qu’offre le zoom en matière de recadrage en direct lui est devenue, je pense, indissociable de cette forme de narration un peu documentaire qu’il affectionne depuis longtemps.
En contrepoint, il y a aussi, à chaque segment de narration, des plans beaucoup plus "studio", à la dolly ou à la grue, qui cassent le rythme et jouent ce qu’on appelait sur le tournage nos moments "Tarkowski". Et on peut vraiment presque tout faire avec la combinaison Alexa, Alexa Mini et ce petit zoom Angénieux. C’est vraiment devenu notre outil de prédilection.

Comment trouvez-vous Lars depuis ces trois films et ces presque dix ans de collaboration ?

MAC : Lars ne cesse de m’étonner par sa créativité. Ses films sont devenus un peu expérimentaux mais, quand on les regarde bien, ils vont plus vers le sujet que la pure expression filmée. Et même si la provocation reste toujours le moteur principal, j’ai l’impression qu’il explore plus le genre choisi à chaque nouveau film. En tout cas, je suis très fier de pouvoir collaborer avec lui sur cette période de son cinéma.

Un mot sur la lumière ?

MAC : Niveau lumière, vous remarquerez que c’est toujours très naturaliste sur un film de Lars Von Trier. Le travail de l’opérateur repose énormément sur la collaboration avec la décoration, en intégrant la majorité des sources dans le décor. Ensuite, il nous reste à gérer les grosses sources placées très loin pour les quelques nuits... Mais c’est à peu près tout en matière de projecteurs. Sur ce film, je crois que je suis allé encore plus loin que d’habitude en matière d’obscurité, notamment sur les séquences de voitures. Et c’est là, à mon sens, que l’on juge de tous les progrès faits par les caméras numériques et les LED. Un souvenir de tournage qui sort peut-être du pur naturalisme, c’est la séquence de la rivière de lave, éclairée par une simple batterie de blondes sur variateurs qui permettait très simplement de jouer l’effet fusion sur les comédiens... En ce qui concerne des choses inhabituelles, il y a aussi une séquence d’action très audacieuse, en partie sous-marine, qu’on a tournée à la Gopro 4, en mode 3,2 K. C’est un des grands moments du film, même si l’on remarque que l’image n’est pas exactement la même que le reste.

Vous songez parfois au HDR ?

MAC : Oui ça tombe bien, j’ai pu faire, fin avril, quelques tests en confiant quelques scènes du film au laboratoire Éclair pour obtenir une copie en HDR (norme EclairColor). J’ai trouvé ces essais vraiment très réussis et j’aurais beaucoup aimé pouvoir diffuser le film dans cette version à Cannes. Malheureusement, c’est encore trop tôt d’après ce qu’on m’a dit, niveau équipement, là-bas. En tout cas, ce qui me plaît avec le HDR, c’est que le gain en contraste qu’on obtient en numérique ne devient absolument pas faux. Or, c’est malheureusement presque tout le temps le cas quand on souhaite faire une image qui "pète" en SDR à partir d’une prise de vues numérique. Ça permet, pour moi, de m’éloigner un peu du diktat de l’image douce en contraste, et d’offrir une nouvelle palette d’expressions pour les films.

États-Unis, années 1970.
Nous suivons le très brillant Jack à travers cinq incidents et découvrons les meurtres qui vont marquer son parcours de tueur en série. L’histoire est vécue du point de vue de Jack. Il considère chaque meurtre comme une œuvre d’art en soi. Alors que l’ultime et inévitable intervention de la police ne cesse de se rapprocher (ce qui exaspère Jack et lui met la pression) il décide - contrairement à toute logique - de prendre de plus en plus de risques. Tout au long du film, nous découvrons les descriptions de Jack sur sa situation personnelle, ses problèmes et ses pensées à travers sa conversation avec un inconnu, Verge. Un mélange grotesque de sophismes, d’apitoiement presque enfantin sur soi et d’explications détaillées sur les manœuvres dangereuses et difficiles de Jack.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Décors : Simone Grau
Son : Andreas Hildebrandt