Le directeur de la photographie Matthieu Poirot-Delpech, AFC, parle de son travail sur "Hors les murs" de David Lambert

par Matthieu Poirot-Delpech

Matthieu Poirot-Delpech, AFC, a travaillé avec Mathieu Amalric, Laurent Cantet, Dominik Moll, Philippe Harel et le tandem Olivier Ducastel - Jacques Martineau. Parmi ses derniers films, on peut citer L’Arbre et la forêt et L’Œil de l’astronome... Aujourd’hui Hors les murs, un premier film belge de David Lambert, est en sélection à la Semaine de la Critique.
Matthieu Poirot-Delpech, derrière la Red Epic, et Temoudjine Janssens, chef machiniste - Photo StoneDesign
Matthieu Poirot-Delpech, derrière la Red Epic, et Temoudjine Janssens, chef machiniste
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Comment vous a-t-on proposé ce premier film ?

Matthieu Poirot-Delpech : J’ai rencontré David Lambert par l’entremise de l’un de ses amis d’enfance, Temoudjine Janssens, qui fut le chef machiniste du film et avec lequel je travaille depuis cinq ans. Hors les murs est le premier long métrage de David en tant que réalisateur. Il a travaillé régulièrement comme scénariste (La Régate de Bernard Bellefroid) et avait réalisé précédemment un court métrage (Vivre encore un peu...).
Quand on ne se connaît pas, la meilleure méthode, selon moi, reste encore de parler de cinéma, de ses films de chevet, pour voir si l’on parle bien des mêmes choses... En ce qui nous concerne, on a trouvé un terrain d’entente assez rapidement... Et puis je crois qu’il était plutôt rassuré de travailler avec quelqu’un qui ne serait pas embarrassé par le thème de l’homosexualité et les scènes parfois crues que nous serions amenés à tourner.

Les premiers films sont-ils plus compliqués pour un opérateur ?

MDP : Disons que c’est forcément plus facile de travailler avec des personnes que l’on connait déjà bien... Quand on travaille avec un réalisateur pour la première fois, ce n’est pas toujours simple d’être certain de faire les bons choix techniques.
Ce sont des choses parfois très indicibles au départ, et c’est pour cette raison que le temps donné à la préparation sur un premier film reste pour moi essentiel. C’est le moment où l’on élabore l’outil-prototype qui va servir pour le tournage et qui déterminera en partie la forme du film. Pour que les choses se passent bien, il faut du temps.

En ce qui nous concerne, on a pas mal discuté ensemble du format. Comme c’est une histoire très intime, j’avais le sentiment qu’il fallait militer pour un format à contre-emploi. C’est pour ça que j’ai suggéré le 2,35... David craignait que le CinémaScope soit perçu comme un " format bourgeois " sans doute à cause de la réputation de " lourdeur " de ce procédé. Mais entre-temps, le cinéma numérique est passé par là ! Les nouveaux capteurs à 800 ISO, nous permettent très bien de tourner avec des optiques anamorphiques sans pour autant augmenter la liste lumière.

Du point de vue de l’image, j’avais le sentiment que pour donner un peu d’air à cette histoire intime le choix du Scope aiderait les comédiens à évoluer dans le cadre sans sans que la caméra ne soit trop chahutée, que le cadre ne soit trop aux aguets.

Je pensais aussi que la prise de vues numérique s’agrémenterait bien des défauts optiques et de la fragilité ramenée par les optiques anamorphiques. Utiliser une caméra 4K comme la Red Epic avec des optiques de dernière génération donne à mon sens des images un peu trop lisses et sans " âme ". Cette âme qu’on pouvait trouver à la prise de vue argentique en changeant de pellicule, ou d’optiques, et qui à mon sens s’est presque entièrement délocalisée vers l’étalonnage, avec le rajout de grain où les effets numériques abondent. Nous voulions une image " fragile ".

Quelles optiques avez-vous choisies ?

MDP : En ce qui concerne le Scope, c’est Panavision Alga qui a la chance de posséder la gamme la plus étendue d’objectifs. C’est donc chez eux que je me suis installé pour faire des tests avec la Red Epic en comparant des séries anciennes (Kowa, Zeiss Techno, Cooke Techno, Panavision séries E et C...). Mais les impératifs de production nous ont en définitive contraints à prendre le matériel chez Eye-Light. Vu l’impossibilité d’obtenir des optiques anamorphiques plus anciennes que les Hawk chez ce loueur, je me suis rabattu sur une série Cooke S4 – donc sphérique – que j’ai décidé d’utiliser à pleine ouverture sur l’ensemble du film.

Toujours dans cet esprit de fragilité de l’image, David voulait trouver un côté un peu instinctif dans le cadre, qui ne soit ni du Steadicam, ni de la caméra épaule. Pour cela j’ai utilisé un Jix, une sorte de bras de déport à pantographe, disponible chez KGS, qui permettait à la caméra de se déplacer dans les trois axes en restant suffisamment stable, en évitant surtout le flottement caractéristique des plans en Scope au Steadicam...

Et en lumière comment avez-vous procédé ?

MDP : J’ai essayé de garder un côté très cru. Le décor du squat par exemple est éclairé par une pauvre lampe récupérée sur un chantier. L’idée était de tourner le plus possible avec des lumières naturelles et " d’arrondir " un peu les angles en rajoutant çà et là quelques petites sources ou touches de lumière.
Pour ça, j’utilise beaucoup les découpes britanniques Source Four de chez ETC, en les faisant " taper " sur des réflecteurs maison que je place facilement dans le décor grâce à leur légèreté et à leur taille.

C’est vrai qu’on a plus l’habitude d’utiliser des projecteurs " open face " pour faire la lumière réfléchie, mais les découpes se prêtent également très bien à ce jeu : elles ne " bavent " pratiquement pas et on peut facilement les placer à 4 ou 5 mètres des réflecteurs. De plus, K5600 a mis au point des accessoires (les Bug-A-Beam) qui permettent de remplacer la tête d’origine de la découpe (en lumière tungstène) par des Joker-Bug 400 ou 800 watts. Cela permet d’avoir une liste lumière très compacte et qu’on peut faire basculer rapidement d’une température de couleur à l’autre...

Pouvez-vous me parler un peu plus de ces réflecteurs ?

MDP : Ce sont à la base des châssis à clés destinés aux artistes peintres sur lesquels, au lieu d’une toile de lin, on tend du film réflecteur " soft " argenté. On inclut dans le châssis en bois à l’arrière un pas de vis standard 1/4", ce qui permet de lui visser un spigot compatible avec n’importe quel système d’accroche. Grâce aux clés, on peut retendre le châssis et avoir toujours un réflecteur le plus plat possible, ce qui est important pour la précision du travail.
En pratique, je rajoute parfois des morceaux de Dépron sur les réflecteurs, ce qui les transforme en une sorte de Cocoloris très " soft ". Ces petits outils sont vraiment très pratiques, car outre leur rapidité et leur légèreté de mise en œuvre, ils me permettent de contrôler aussi facilement la lumière qu’avec un Chimera ou un tube fluorescent avec une mise en œuvre moindre.

La caméra Red Epic, dans une une ambiance lumineuse du film - Photo StoneDesign
La caméra Red Epic, dans une une ambiance lumineuse du film
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À quelle sensibilité avez-vous utilisé la Red Epic ?

MDP : J’ai utilisé la caméra a 1 000 ISO, car on tournait tout le temps avec l’obturateur électronique à 270°. Ce réglage ayant pour but de diminuer un petit peu les effets de stroboscopie que je trouve beaucoup moins fluides en numérique qu’en argentique.
La chose étant dite, 1 000 ISO, c’est assez confortable quand on est en intérieur nuit, mais il m’a fallu souvent filtrer copieusement en ND15 minimum pour les ambiances jour, afin de pouvoir toujours tourner avec un diaphragme le plus ouvert possible. Dans ce cas de figure, j’ai aussi fait attention à couper les infrarouges avec un filtre IR, afin de ne pas me retrouver avec une dominante rouge dans les noirs et autres aberrations liées à la sensibilité particulière des capteurs numériques dans ces longueurs d’onde.

Un beau capteur, des fichiers riches et une grande simplicité d’utilisation, voilà sans doute les points forts de la Red Epic. En revanche, on pourra déplorer son ergonomie inexistante et son retard d’affichage de 2 ou 3 images qui rend difficiles, voire impossibles, les suivis rapides...

Comment s’est déroulé le tournage ?

MDP : Je suis très attaché à ce que l’on pourrait appeler une " stratégie de tournage ". Cette stratégie est impulsée par le réalisateur. Elle permet de tirer le meilleur parti du travail des acteurs et des techniciens en privilégiant l’essentiel : le film.
David a parfaitement su, malgré sa courte expérience, tirer le maximum de son équipe tout en la ménageant. Je ne crois pas me souvenir que, sur les sept semaines du tournage, nous ayons dépassé une seule fois...

En préparation, nous avions travaillé ensemble sur un découpage théorique qui déterminait les grandes lignes de ses intentions. En pratique, chaque journée commençait par des répétitions en " plateau fermé " (minimum de techniciens présents), puis nous ajustions le découpage préétabli dont David s’affranchissait facilement.

Parlons de l’étalonnage...

MDP : Les finitions du film se sont faites sur Scratch chez Micros Image Liège avec la complicité Christine Szymkowiak. Nous avons travaillé directement sur les fichiers natifs de la Red, la " debayerisation " s’est donc faite lors de cette ultime étape. L’étalonnage est le plus souvent global (sans " patates "), avec des paramètres simples. La saturation est en moyenne de 105 %. Nous recherchions une image la plus naturaliste possible...

C’est là où je me suis vraiment rendu compte de la qualité du capteur de la Red Epic, et notamment de la subtilité de son rendu des carnations. En comparant par exemple une scène tournée en lumière disponible dans le hall de l’hôtel Métropole, entièrement éclairé par des lampes basse consommation, j’ai très bien pu juger du manque cruel de nuances sur les visages en comparaison avec d’autres scènes tournées elles avec des sources de lumière équilibrées de qualité. C’est agréable de constater que les caméras de cinéma numérique font d’énormes progrès dans ce domaine, surtout quand on repense à la pauvreté des nuances des teintes chair que restituaient les premières caméras HD... Tourner en numérique n’est plus une punition !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)