Le directeur de la photographie Paul Guilhaume parle de son travail sur "Ava", de Léa Mysius

Sorti du département Image de La fémis en 2014, Paul Guilhaume a travaillé avec Léa Mysius (même promotion, section scénario) sur le moyen métrage L’Ile jaune, tourné en 16 mm anamorphique et pour lequel il obtient le Prix de la meilleure photo au Festival de Clermont-Ferrand en 2016. Il poursuit cette collaboration avec Léa Mysius pour son premier long métrage, Ava, tourné également sur pellicule et sélectionné à la Semaine de la Critique de ce 70ème Festival de Cannes. (BB)

Ava, 13 ans, est en vacances au bord de l’océan quand elle apprend qu’elle va perdre la vue plus vite que prévu. Sa mère décide de faire comme si de rien n’était pour passer le plus bel été de leur vie. Ava affronte le problème à sa manière. Elle vole un grand chien noir qui appartient à un jeune homme en fuite…
Avec Noée Abita, Laure Calamy, Juan Cano.

Le choix de la pellicule
Léa voulait un film charnel, avec de la matière. Pour Ava, tourné en plein soleil, avec des contrastes très forts, elle imaginait une image très photographique comme les photos que nous faisons tous les deux en argentique. La pellicule permet d’avoir une immense palette de couleurs, de les pousser tout en gardant des peaux très correctes, mais elle permet aussi d’avoir des basses lumières très saturées. Nous l’avons poussée pour faire exploser les couleurs et avoir des noirs très profonds.

Premier plan du film
Premier plan du film

Evolution de la lumière et des couleurs pour accompagner l’histoire
Ava perd la vue progressivement, nous voulions que cette sensation de perte se sente et que le film passe de la lumière à l’ombre tout en gardant des couleurs profondes. Nous n’aurions pas pu garder des rouges et des bleus aussi purs en arrière-plan pour les scènes d’obscurité de la boîte de nuit si nous avions tourné en numérique, à cause de la perte d’informations dans le pied de courbe.
La collaboration avec la chef décoratrice, Esther Mysius, a été passionnante sur le plan de la colorimétrie. Nous commençons avec une large palette de couleurs sur une plage où il y a toutes les couleurs, un peu comme dans le livre Life is a Beach, de Martin Parr, pour resserrer progressivement sur le rouge et le bleu. Le film devient presque monochrome quand il s’affirme de plus en plus dans un univers romanesque.
En étalonnage, Christophe Bousquet, que je remercie d’avoir accepté de faire ce film avec nous, a trouvé un très bel équilibre entre la saturation générale et les peaux, il sait très bien interpréter le négatif scanné et en tirer le meilleur.

Léa Mysius, sur la dolly, et Cyrille Hubert, premier assistant opérateur
Léa Mysius, sur la dolly, et Cyrille Hubert, premier assistant opérateur

Une alliance argentique-numérique parfaite
Nous avons fait beaucoup d’essais pour savoir comment on allait développer la pellicule. Quelle serait l’intervention du labo, est-ce qu’on scannerait en 2K ou en 4K ? Chez Digimage/Hiventy, Eric Martin a proposé un scan en 4K, 16 bits, avec une grande résolution qui nous permettait que le facteur limitant soit le grain de la pellicule, et non pas le pixel. On perçoit ainsi vraiment le négatif, il n’y a pas d’adoucissement par le scan.
De plus, on garde une profondeur des couleurs en 16 bits qui est incroyable. La pellicule était la Kodak 5213 surdéveloppée de 1 diaph pour les extérieurs et intérieurs jour, 5219 en développement normal pour les nuits. Le surdéveloppement nous a apporté encore une fois cette matière et des couleurs vibrantes, avec des peaux que je préfère à celles de la 5219. Nous avions donc toute la richesse de la pellicule et la puissance des outils numériques pour la traiter. Cela nous a permis d’avoir le meilleur des deux mondes !

Les optiques au service du propos
Le choix des optiques anamorphiques s’est fait avec l’intention de ramener de la douceur, nous ne voulions pas d’une image trop piquée pour rester dans le romanesque. Là aussi, tout comme la progression de la lumière, le choix des optiques proposait d’accompagner la perte de la vue de la jeune fille.
Nous avons testé les Hawks T:1,3 de chez Vantage, qui réagissent merveilleusement bien en donnant une texture, une souplesse à l’image et en gardant les arrière-plans légèrement déformés. Ce défaut optique, avec les verticales et les horizontales qui ne sont pas floutées de la même manière, nous semblait résonner avec le défaut de la vision d’Ava, c’était une sorte d’incarnation de sa pathologie.

Noée Abita et Juan Cano, à droite, Paul Guilhaume à la caméra
Noée Abita et Juan Cano, à droite, Paul Guilhaume à la caméra

Les focales au service du personnage
L’allongement des focales correspondait physiologiquement à la maladie d’Ava puisque son champ de vision se rétrécit au cours de l’histoire. Avec nos focales qui s’allongent petit à petit, l’espace se resserre et s’obscurcit autour de son visage.

Tourner en anamorphique et avoir un cadre 1,85:1 à la projection
Le format large du 2,40:1 était exclu afin de ne pas ouvrir l’espace autour d’Ava, malgré notre désir de tourner en anamorphique. Nous avons tourné en super 35 mm anamorphique 3 perfs avec un format 1,85:1. Cyrille Hubert (1er assistant opérateur) et David Ostier (Vantage) ont dessiné un dépoli sur mesure, 1,85 divisé par 1,3 puisque c’est le facteur d’anamorphose des objectifs Hawks. Ce qui permet, quand on désanamorphose, de retomber sur le 1,85. On perd un peu d’image sur les bords, ce qui est très utile pour les VFX ! Pour la caméra, je dois beaucoup à Alexander Bscheidl, il a rendu possible l’élaboration de cette configuration et nous a permis de travailler avec le matériel très au point de chez Vantage.

Juan Cano
Juan Cano

Les 15 dernières minutes du film : préparation, organisation, dévoilement du dispositif lumière
Cette scène représentait un gros enjeu pour nous tous ! Le mariage dans ce camp de gitan est interrompu par une charge de policiers qui débarquent sous la pluie et il fallait qu’une lente tombée de la nuit accompagne ces 15 dernières minutes de film…
Nous tournions tous les jours, du début d’après midi jusqu’à la tombée de la nuit, des morceaux de cette séquence et ce pendant une semaine. De plus, le plan de travail devait composer avec le paramètre de la marée.

La décoratrice, Esther Mysius, qui est architecte, avait conçu un camp en deux parties séparées. Comme nous n’avions pas de caravanes, elle les réutilisait différemment agencées dans ces deux espaces. Les décorateurs avaient composé tous les plans en 3D dans un logiciel d’architecte, de manière à ce que cela paraisse le plus grand et le plus peuplé possible, on y faisait nos cadres pour voir comment optimiser l’espace.
De la même manière, j’ai conçu l’éclairage de cette partie avec un logiciel (Adobe Sketch) pour pouvoir visualiser plusieurs propositions en un clic avec un principe de calques. Au final, les caravanes sont légèrement distinguables dans le noir, avec six Joker 800 avec Chimera d’un côté, et des Goya teintés "sodium" dans les percées entre les caravanes. J’ai gardé les réverbères au sodium de la rive en face du camp, les arrière-plans et le barnum du mariage sont relevés par des tungstènes. Sur les caravanes, l‘équipe a installé des fluos verts et bleus.

Fin du film
Fin du film

Il y a au milieu du film une longue scène de discussion en heure bleue…
Nous n’aurions jamais pu faire 15 prises avec un travelling et du texte dans la vraie heure bleue ! Cette scène est une lente avancée à la dolly, entrecoupée de quelques inserts sur l’espace autour et qui se termine par un plan large de la fête foraine. Cet axe large et les inserts ont été tournés au petit matin.
Pour le long plan de discussion nous avons choisi un stand de machines à sous conçu comme une boîte à chaussures avec une seule face ouverte. Nous avons entièrement borniolé l’ouverture à droite caméra et bâché en bleu à gauche pour laisser passer la lumière du jour teintée et raccord avec le matin. On ne pouvait pas filtrer, ou nous aurions perdu les blancs et les rouges des arrière-plans.

L'heure bleue
L’heure bleue

Préparer, c’est la sécurité assurée pour mieux improviser...
Le film est entièrement découpé en amont, plan par plan, avec des documents pour la lumière, les axes, les focales. Le scénario de Léa est écrit pour des images et le découpage est finalement déjà amorcé… Elle a vraiment une vision, ce qui est très agréable. Ce travail en préparation permet de se sentir en sécurité et de pouvoir changer au moment du tournage quand on a envie de s’éloigner du découpage prévu.

A condition de bien s’entourer…
Nous avons tourné à la fois à l’épaule, au Steadicam, en caméra fixe et sur Dolly. Il y avait tout cela dans la grammaire de Léa. Quand Ava marche sur la plage, nous aurions pu tourner avec le Steadicam, mais Léa aime que la caméra vibre, qu’il y ait desdolly, souvent de manière improvisée et sur plaques. Un ami entrepreneur m’avait dit qu’il s’était toujours entouré de gens qui avaient plus d’expérience que lui. J’ai suivi son conseil pour le choix du machiniste, Vathana Kang, et je ne l’ai vraiment pas regretté !

Dans la maison d’Ava, il pleut, les gouttes d’eau sont matérialisées, mais elle ne pleure pas… Jolie métaphore…
C’est une idée qui nous est venue du film Les Sentiers de la perdition, de Sam Mendès.

Etre à la lisière entre le réalisme et le romanesque…
Nous avions à cœur que la géométrie de la maison d’Ava soit compréhensible. Comme il y avait deux côtés à cette maison, j’ai choisi de faire exister un côté mercure et un côté sodium, un côté blanc et un côté orange. Le côté blanc n’est pas très réaliste tellement il est puissant mais nous voulions tout le temps être à la lisière entre un monde réaliste et un monde plus romanesque, Ava étant une proposition de ré-enchantement du monde.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)