Le directeur de la photographie Peter Suschitzky parle de son travail sur "Cosmopolis" de David Cronenberg

Bien que citoyen britannique, Peter Suschitzky, mène depuis plus de trente ans une carrière d’opérateur qui l’a mené à tourner la plupart du temps bien loin de son foyer londonien. Parmi les œuvres dont il a signé l’image, on trouve pèle mêle un film culte comme le Rocky Horror Picture Show, l’ épisode le plus noir des aventures de Luke Skywalker (L’Empire contre-attaque) ou bien une biographie originale de Beethoven (Immortal Beloved). Mais sa collaboration la plus féconde et la plus aboutie reste sans doute celle qu’il entretient avec David Cronenberg depuis Faux semblants en 1986. Cosmopolis marque donc sa 10e collaboration avec le cinéaste de Toronto.

Pouvez-vous rapprocher Cosmopolis dans le style à l’un des autres films que vous avez tourné avec David Cronenberg ?

Peter Suschitzky : David et moi travaillons ensemble depuis plus de 25 ans. Outre notre relation de travail, nous sommes devenus assez proches, et nous nous parlons régulièrement au téléphone deux à trois fois par mois pour discuter, et pas nécessairement que de cinéma ! Avec le recul, je peux vous dire qu’on a parcouru pas mal de chemin ensemble depuis Faux semblants et il m’est très rare sur chaque nouveau projet de repenser à ce qui a été fait dans le passé.
Mon approche est désormais vraiment instinctive, entièrement basée sur la lecture du scénario. Je le lis plusieurs fois, pour tenter de l’ingérer dans mon subconscient... Ensuite le tournage se prépare comme une exploration mentale ou je visualise peu à peu les éléments nécessaires à la fabrication du film : les acteurs, les décors, les costumes. Ce trajet est à chaque fois différent, et ne repose sur aucune théorie préétablie en fonction du film.

Néanmoins, avez-vous constaté une évolution dans sa manière de diriger un film ?

PS : Avec le temps, David Cronenberg prends de plus en plus de risques et tourne de moins en moins de plans. Chaque séquence est découpée de manière très économique, et ça lui arrive même sur certaines valeurs de ne couvrir qu’ une partie du dialogue alors que n’importe qui d’autre laisserait la scène se refaire en intégralité. De cette manière le tournage est assez rapide (32 jours sur Cosmopolis). Mais ça veut dire aussi qu’on n’a pas le droit à l’erreur à l’image, car on imagine qu’il risque de tout utiliser au montage...

Pour vous, quel était l’enjeu principal de Cosmopolis ?

PS : Quand j’ai lu le scénario, je me suis tout de suite rendu compte, d’un point de vue purement créatif, que ce serait l’un des projets les plus compliqués qu’on ne m’ait jamais proposé. Comme 70 % du film se déroule à l’intérieur d’une voiture, l’espace très restreint auquel j’allais être confronté a complètement rempli mes préoccupations de chef opérateur. Chaque plan représentait pour moi un défi technique, et devait être préparé un peu comme une partie d’échecs. Par exemple, en utilisant soit des projecteurs intégrés dans le décor, ou des sources extérieures. Trouver des solutions pour varier les ambiances malgré le manque de place était un vrai casse-tête.

Cosmopolis marque aussi un tournant technologique, puisque c’est votre premier film tourné en numérique...

PS : Comme David est un fan de nouvelles technologies, je savais déjà, depuis longtemps, qu’il s’intéressait de très près à ce qui se faisait en la matière. Mais jusqu’à l’arrivée de l’Alexa, honnêtement, rien de ce qu’on avait pu voir ne nous permettait d’envisager autre chose que la pellicule.
Sur Cosmopolis, la flexibilité du numérique, la sensibilité et son étendue en gamme de contraste ont vraiment été d’une grande aide. Sincèrement, tourner le même film en 35 aurait été bien plus compliqué. Je peux vous dire que dès le premier jour de tournage avec l’Alexa, je n’avais déjà plus envie de retrouver un jour la pellicule !

Outre la souplesse de la caméra sur le tournage, je dois aussi insister sur la qualité de la chaîne numérique. Au contraire de ce qu’il se passait quand on tournait en film, cette fois-ci chaque copie numérique est un clone parfait de ce que j’ai pu contrôler dans la salle d’étalonnage. Pour moi ça change complètement la donne.
Autre constatation, la généralisation des projections numériques impose un scan du support argentique. Et là encore, de ce que j’ai pu voir encore très récemment sur des essais comparatifs, le 35 mm scanné et projeté en 2K ne tient pas la route en comparaison avec une prise de vues numérique projetée dans les mêmes conditions.
Je pense que c’est à cause de l’énorme perte de qualité liée à cette chaîne analogique – numérique. Certes un négatif 35 mm tiré directement sur positive en copie prestige, ça peut être splendide en projection film, mais ça n’existe pratiquement plus. Ça devient peu à peu une chimère à laquelle quelques opérateurs peuvent encore sentimentalement se raccrocher.

Qu’est-ce qui vous plaît dans le rendu de cette caméra ?

PS : Moi j’ai trouvé que l’Alexa donnait une image assez " humaine ". Un rendu que je trouve très proche du film, au contraire d’autres caméras numériques à l’image trop définie, trop " crue "... J’avais d’ailleurs un peu peur de cette trop grande précision sur les visages, mais finalement en combinaison avec les Cooke S4, je n’ai filtré qu’avec un très léger diffuseur qu’on remarque à peine.
D’un point de vue général, le rendu de ces objectifs est magnifique. J’ai seulement à regretter que les Cooke S4 ont tendance à créer des flous en forme d’étoile sur les lumières en arrière-plan. Je pense que c’est lié à la forme et au nombre de lames du diaphragme. Esthétiquement, je préfère les points lumineux bien ronds... un peu comme ceux donnés par la série Primo de Panavision.

Dans quels formats les images ont-elles été enregistrées ?

PS : Le film a été tourné en Raw. Les fichiers étaient traités par Deluxe Toronto, et des LUTs étaient appliquées sur les rushes en fonction de ce que je visualisais sur mon moniteur. Depuis, j’ai attaqué le tournage du nouveau film de M Night Shyamalan en numérique avec la Sony F65 (After Earth, avec Will Smith). Nous tournons en ce moment des scènes d’extérieurs jour dans une forêt très dense où je suis stupéfait par la sensibilité extraordinaire de la caméra et sa capacité à encaisser des contrastes extrêmes.
En outre, nous avons cette fois-ci notre propre laboratoire de campagne qui nous suit sur chaque décor. Cette configuration me permet chaque soir de passer à l’étalonnage et de vérifier avec le coloriste tout ce que j’ai pu faire dans la journée. C’est là encore un énorme avantage comparé à l’argentique... et une raison de plus ne pas regretter le passé !

C’est un adieu au film ?

PS : A l’âge de la projection numérique, oui certainement. Mais il n’y a pas qu’au cinéma qu’on fabrique des images. Par exemple, je photographie toujours en pellicule noir et blanc… que je continue à développer et tirer moi-même.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)