Le directeur de la photographie Slawomir Idziak, PSC, parle de son travail sur "Une histoire d’amour et de ténèbres", de Natalie Portman

Le sable et les pierres

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Si pour beaucoup Slawomir Idziak, PSC, reste associé à l’image de Trois couleurs bleu, de son compatriote Kristof Kieslowski, en 1993, le chef opérateur polonais a depuis connu une carrière internationale prestigieuse (aux côtés d’Andrew Niccol sur Gattaca, de Ridley Scott sur Black Hawk Down ou David Yates sur Harry Potter et l’ordre du Phoenix). Il revient aujourd’hui sur le devant de la scène cannoise avec Une histoire d’amour et de ténèbres, l’adaptation très attendue du roman éponyme d’Amos Oz par la comédienne israélienne Natalie Portman. (FR)
Slawomir Idziak and Natalie Portman on the set of “A Tale of Love and Darkness - DR
Slawomir Idziak and Natalie Portman on the set of “A Tale of Love and Darkness
DR

Quel est sujet du film ?

Slawomir Idziak : Le film est adapté d’un roman israélien qui a eu un énorme succès international. C’est un pavé de 600 pages, très dense où l’auteur – qui a maintenant 70 ans – raconte sa vie. A travers ce récit, on a aussi un portrait de la société israélienne, de l’histoire et du développement de ce pays. Le roman parle aussi beaucoup de la relation de l’auteur à sa mère, qui est d’une certaine manière le personnage principal du livre et du film, et qui est interprété par Natalie Portman elle-même.

Comment s’est passée la rencontre avec Natalie Portman ?

SI : J’ai été ravi d’avoir été choisi par Natalie pour faire son film. C’est vrai qu’au début, j’avais un peu peur. J’ai acquis lors de ma carrière une certaine expérience sur les films internationaux, et je sais comment les acteurs peuvent parfois se comporter ! Mais là, rien de tout ça. Bien qu’étant une superstar et une icône internationale de la mode et du luxe, Natalie est vraiment une travailleuse acharnée, qui ne se repose pas du tout sur son statut.
Et qui plus est, une personne absolument délicieuse humainement parlant. Elle a vraiment porté ce projet à bras-le-corps, réalisant l’adaptation scénaristique du livre, dirigeant ce tournage avec assez peu moyen et un plan de travail serré, tout en affrontant la difficulté d’interpréter et d’en même temps diriger les autres comédiens – dont un jeune garçon qui n’était pas toujours facile à gérer.

Quel était l’enjeu visuel du film ?

SI : Le scénario était extrêmement morcelé d’époque en époque, de flash-backs en flash-forwards... Ce n’était pour moi pas évident d’arriver à jongler entre tous ces moments tout en conservant l’essence du film : à savoir une histoire extrêmement sensible entre une mère et son fils. Bien souvent, quand on se lance dans un tournage, il y a cette espèce de processus qui consiste à aller trouver l’âme ou l’essence du projet à partir du script. Et même si le script est très réussi, il arrive parfois qu’on passe à côté et qu’on n’ y parvienne pas. Sur ce film, j’ai vraiment pu suivre ce trajet et la plupart des décisions prises par Natalie entre le tournage et le montage ont fait à chaque fois gagner le projet en intensité.

Vous êtes-vous inspiré d’images d’archives ?

SI : J’ai regardé des documentaires relatifs à cette période... mais je ne suis pas vraiment très préoccupé par la retranscription d’un point de vue historique de l’image. Ce qui m’a surtout interpellé à Jérusalem, c’est la matière et la couleur de la ville. Une sensation de brillance et de clarté très forte, et l’omniprésence architecturale de cette pierre de sable jaunâtre qui donne une texture très particulière. Ma principale préoccupation, lors des essais en préparation, a donc été de conserver la texture et la couleur de ces pierres à l’image. C’était pour moi une manière de traduire ce côté éternel de la ville..., au croisement des religions et de l’histoire.

Sur quelle période le film a-t-il été tourné ?

SI : Le film a été tourné au début du printemps 2014. Personnellement je suis arrivé en décembre et le tournage a commencé en février pour s’achever fin mars 2014. La grande majorité des prises de vue s’est effectué à Jérusalem mais nous avons aussi un peu tourné à Tel-Aviv ainsi que sur le plateau du Golan, près de la frontière jordanienne.
J’ai insisté auprès de la production pour qu’on puisse utiliser deux caméras afin d’offrir à Natalie, notamment dès les premiers jours de tournage, une couverture en plans qui lui permettrait d’être complètement à l’aise sur cette première expérience en tant que réalisatrice. Personnellement, j’ai aussi amené ma propre caméra Black Magic Pocket qui nous a servi comme troisième caméra pour faire des plans de coupe, les petites choses furtives en plus...

Avez-vous une méthode de travail particulière ?

SI : Ma philosophie est de coller au plan de travail. Pour cela, j’essaie de travailler avec des cadreurs qui sont eux-mêmes chefs opérateurs. Comme ça, même si une scène n’est pas complètement terminée à la mi-journée, je délègue à un cadreur la responsabilité de finir les quelques plans qui manquent pendant que je mets en place de mon côté la scène suivante. Cette manière de passer derrière l’équipe principale pour "nettoyer" la scène nous a beaucoup aidés, permettant d’avancer en permanence tout en donnant immédiatement la possibilité à la réalisatrice de vérifier ce qui avait été fait.
De ce point de vue, j’ai pris grand soin sur ce film de m’équiper d’écrans de qualité, et d’un système d’étalonnage de plateau géré par mon DIT, Lukasz Baka. Ainsi je proposais à Natalie une visualisation très proche de ce qu’on avait mis en place ensemble lors de la préparation. Certes j’ai dû un peu me battre pour faire accepter à la production ce dispositif mais je pense que c’était important, d’autant plus qu’il nous fallait juger de tous ces allers et retours dans la chronologie et aussi de la détérioration de l’état de santé du personnage de Fania Oz dans la 2e partie du film.

Quelle caméra principale avez-vous utilisé ?

SI : Les deux caméras principales étaient donc des Arri Alexa, équipées d’optiques Zeiss Ultra Prime. Ma caméra Black Magic avait elle un zoom Angénieux Optimo compact, ce qui était beaucoup plus rapide et efficace pour le type de plans qu’on faisait avec. Le film a été tourné en ProRes, car le Raw était hors de notre budget.

Une de vos marques de fabrique est l’utilisation de filtres pour assombrir ou mettre en valeur une partie du cadre... Continuez-vous, en numérique, à jouer avec ce dispositif ?

SI : Oui j’ai toujours ma petite collection de filtres avec moi que je continue à utiliser... Certaines scènes comme celle au cours de laquelle la mère raconte à son fils des contes de fées en sont l’exemple. Avec le numérique, je suis tenté maintenant de faire ce travail en postproduction. Car ce n’est pas toujours facile d’expliquer au cadreur exactement ce qu’on veut en termes de filtrage sur une partie de l’image. Cependant, quand on veut vraiment assumer ce genre d’effets, il faut le faire la prise de vues. De cette manière, on est sûr que c’est dans les rushes, et surtout cette décision suit au montage. Combien de fois on se dit au tournage avec le réalisateur : « Oui, c’est une super idée, mais on le fera en étalonnage ! » ; et puis six mois plus tard le truc a été oublié !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)