Le directeur de la photographie Sturla Brandth Grøvlen, DFF, parle de son travail sur "War Sailor", de Gunnar Vikene

"Voyage au bout de l’enfer" par François Reumont
Rares sont les films de guerre sans soldats. C’est le parti pris du réalisateur norvégien Gunnar Vikene et de son impressionnant Kriegsseileren (War Sailor), projeté en Compétition principale pour la Grenouille d’or de la meilleure image 2022. Évoquant par sa construction narrative Deer Hunter, de Michael Cimino (auquel il pourrait emprunter sans complexe le titre français, Voyage au bout de l’enfer), ce "matelot de guerre" est un film tout en nuances où destin, amitié et survie forment un puissant carburant dramatique. C’est Sturla Brandth Grøvlen, DFF, directeur de la photographie danois (Rams, en 2015, déjà récompensé par une Grenouille d’argent), qui met en image cette histoire à la fois épique et très intime... (FR)

Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce film ?

Sturla Brandth Grøvlen : C’est par le biais de Maria Ekerhovd, une des productrices du film. Maria a également produit Les Innocents, d’Eskil Vogt (Un certain regard à Cannes 2021) que j’avais tourné. C’est elle qui m’a proposé de lire le script et de rencontrer Gunnar Vikene. Je dois avouer que ça m’a pris un peu de temps avant d’accepter le film... Le projet semblait extrêmement ambitieux à la lecture, et vu les mois de travail que ça allait me demander, j’étais quand même sceptique sur sa viabilité. L’autre chose qui me tracassait, c’était la fâcheuse tendance inflationniste du cinéma norvégien en matière de films sur la Deuxième Guerre mondiale ! Et puis j’ai rencontré le réalisateur, qui m’a rassuré en m’expliquant très clairement que son film était avant tout une chronique de la vie civile pendant la guerre et, au fond, pas vraiment un classique film de guerre... Une histoire intime où les personnages essaient de prendre la bonne décision au milieu d’un chaos indescriptible...

Et on ne voit jamais l’ennemi... Enfin quand on le voit, il vient vous porter secours !

SBG : Oui... Vous savez, cette scène est inspirée de témoignages authentiques. Reinhardt Hardegen, le nom de ce capitaine de sous-marin allemand, a été cité. Un homme connu pour avoir coulé dix-neuf bateaux de commerce… et pourtant pour avoir aidé ensuite les naufragés ! Tout comme cette anecdote du déserteur devenu danseur classique aux États-Unis, avant d’être rattrapé par les services secrets norvégiens et renvoyé au front... Ou le bombardement accidentel de l’école à Bergen, le réalisateur lui-même ayant un membre de sa famille présent lors du drame. Finalement les bons et les méchants n’existent pas vraiment. Un film sans "héros" selon le sens le plus classique du terme. C’est cet aspect authentique qui m’a décidé, tout comme l’importance de transmettre ces morceaux d’histoire dans le contexte actuel de guerre aux portes de l’Europe.

De g. à d. : Gunnar Vikene, Kristoffer Joner et Sturla Brandth Grøvlen
De g. à d. : Gunnar Vikene, Kristoffer Joner et Sturla Brandth Grøvlen


Quel est le budget du film ?

SBG : Le film a été tourné pour dix millions d’euros. Ce qui était plutôt confortable. Je crois même que c’est l’un des plus gros budgets du cinéma norvégien. Les difficultés ont surtout été d’organiser le tournage sur trois pays (Malte, l’Allemagne et la Norvège) au moment du Covid. Un vrai casse-tête à cause des règles de quarantaine de chaque pays, sans parler de la routine des tests quotidiens.... C’est vraiment une période que je ne souhaite pas revivre ! Nous avons préparé le film pendant près de trois mois, pour ensuite s’engager sur soixante jours de travail répartis sur presque cinq mois, à cause des différentes saisons qu’on a à l’écran dans la deuxième partie du film. En termes de plan de travail, on a commencé par tourner à Malte, et notamment toutes les séquences de mer, dont celle du naufrage. On est ensuite passé à Hambourg en studio, pour terminer le film à Bergen et ses environs pour les scènes d’extérieur et la maison de campagne qu’investissent Cecilia et ses enfants.

La maison de campagne
La maison de campagne


Quels ont été vos choix d’image ?

SBG : Mon idée pour le film était de proposer une unité. Avec une simple série Bausch & Lomb Super Baltar, malgré les différentes époques et les différents tableaux détaillés dans le script. C’est une histoire vraiment dense, et j’avais peur de trop compliquer les choses, à vouloir jouer sur l’image de telle ou telle partie. Proposer une sorte de cadre simple et clair, rester la plupart du temps au plus proche des personnages. Avec tout de même quelques variations dans la deuxième partie, notamment quand le personnage d’Alfred n’est plus présent. La caméra est alors un peu plus fixe, les focales un peu plus longues. Comme pour indiquer que le danger est passé. Une ambiance certainement plus calme.

On pense parfois à Voyage au bout de l’enfer, spécialement dans la deuxième partie...

SBG : Oui, on a pas mal discuté du film de Michael Cimino. Surtout pour sa structure dramatique, et pour le stress post-traumatique de la guerre. Une pathologie qui a d’ailleurs pris le nom officiel, en Norvège, de "syndrome des matelots de guerre". Mais Gunnar a aussi une longue expérience du documentaire derrière lui, et c’est plus de ce côté-là qu’on est allés chercher l’inspiration. Je me souviens, par exemple, d’un court métrage documentaire d’une quarantaine de minutes réalisé par Orlando von Einsiedel et baptisé Les Casques blancs, qui suivait le travail quotidien de sauveteurs bénévoles en Syrie, en 2016. Notre idée était de proposer une sorte de film assez moderne dans sa forme, malgré le côté très classique du sujet et de l’histoire.

John Christian Rosenlund, un autre de vos collègues norvégiens, parle du piège du film d’époque. Qu’en pensez-vous ?

SBG : Oui, c’est vrai. Tomber dans le piège des costumes, de la belle lumière... J’ai essayé de rester très près des personnages, de me maintenir dans l’intime, le plus simplement possible. Avec la caméra portée, qui occupe une place prépondérante dans le film, et la relation avec les comédiens, qui n’a jamais été aussi forte de toute ma carrière. Notamment avec Kristoffer Joner, qui interprète Alfred. Kristoffer est un des acteurs les plus connus de Norvège, et me voir travailler de la sorte l’intriguait beaucoup. On a beaucoup discuté ensemble de caméra, de cinématographie et de comment chaque situation, chaque scène, était captée. Ce n’était pas de l’ordre de l’improvisation entre nous, mais plus d’une sorte de langage commun qu’on a peu à peu construit entre caméra et jeu.

Kristoffer Joner et Gunnar Vikene
Kristoffer Joner et Gunnar Vikene


Parlons un peu du plat de résistance, la grande séquence de naufrage du milieu du film...

SBG : J’avais déjà tourné des scènes de mer pour Wendy, de Behn Zeitlin (2020), sur un petit bateau. Ici, la séquence été tournée en haute mer, sur près d’une semaine, à Malte. On a passé énormément de temps à préparer les choses, notamment pour savoir où placer l’équipe, en story-boardant tout. Comme il nous fallait intégrer les effets spéciaux à venir dans beaucoup de plans, comme la fumée, les bateaux en train de couler, les explosions, c’était vraiment une nouvelle expérience pour moi d’avoir à gérer autant de paramètres. D’un point de vue dispositif, j’ai opté la plupart du temps pour une grue équipée d’une tête remote Hydrohead (résistante à l’eau), ce qui m’a permis de rester juste au-dessus ou en-dessous du niveau de la mer, le reste des plans, notamment sur le radeau de sauvetage, étant faits à l’épaule, comme le reste du film. Une configuration un petit peu plus souple, même si on est vite les uns sur les autres sur un tel raffiot. Parmi les plans dont je suis assez fier, il y a par exemple ce mouvement circulaire à 360 ° autour du radeau, une idée que j’ai proposée à Gunnar. Je suis très content qu’il l’ai retenue.

La tête Hydroflex à Malte
La tête Hydroflex à Malte


Et la lumière de l’Atlantique nord ?

SBG : La lumière de la mer Méditerranée au large de Malte n’est évidemment pas du tout celle de l’Atlantique nord, au large du Canada. En outre, la saison pendant laquelle se déroule la scène dans le film est l’automne... Inutile de préciser qu’on n’a pas attendu les nuages pour tourner !
C’est donc à l’étalonnage que le travail principal a été effectué, en refroidissant l’image, en désaturant et en limitant le contraste. De toute façon, sur ces séquences, tout était tourné en lumière naturelle, sans projecteurs. Finalement, avec le recul, je dois avouer que c’était quand même beaucoup plus simple de travailler sans vent et avec un plein soleil que dans des conditions de mer plus réalistes. J’ai personnellement été rassuré quand ma mère m’a dit en sortant de l’avant-première du film : « Mon pauvre, quel temps pourri vous avez eu sur ce radeau ! ». C’était signe qu’elle y avait cru...

L'embarquement de l'équipage
L’embarquement de l’équipage


Et le sous-marin allemand, comment l’avez-vous géré ?

SBG : Le sous-marin est bien réel. On a bénéficié d’un faux sous-marin flottant construit à Malte pour les besoins de la série télé "Le Bateau" tirée du film de Wolfgang Petersen. C’était très pratique, car il correspond exactement au modèle de sous-marins allemands de cette période !

L'hôpital militaire
L’hôpital militaire


À l’issue de cette scène en mer éprouvante, le film prend une autre direction, à la suite du séjour à l’hôpital militaire...

SBG : La scène face au docteur a aussi été tournée à Malte, dans les premières semaines du plan de travail. C’était naturellement une scène pivot très importante. En essayant de trouver l’idée visuelle qui allait nous guider avec Gunnar, ce dernier m’a proposé de filmer l’intégralité de la scène dans le dos du comédien. Ceci afin de cacher d’une certaine manière les émotions d’Alfred dont le monde se dérobe soudain sous les pieds. On a quand même couvert par sécurité un gros plan de lui, que le montage a décidé d’utiliser en toute fin de scène, mais c’était cette approche assez radicale qui était retenue sur le plateau, l’ambiance lumineuse, très sombre, venant comme une sorte de catalyseur du destin de cet homme au moment où il décide d’abandonner le combat. Le film prend alors un tournant à 180 °, avec un changement de narration majeur.

L'entrevue avec le docteur
L’entrevue avec le docteur


Et la scène où Alfred disparaît dans le brouillard ?

SBG : Cette scène n’était pas comme ça dans le scénario. À l’origine, on devait le suivre après sa sortie de l’hôpital militaire, et terminer avec lui au bord d’une falaise, alors qu’il contemple la mer...
Je n’étais pas complètement convaincu de cette manière purement descriptive et réaliste d’aborder la scène. J’avais le sentiment qu’il fallait rester un peu plus dans sa tête, sans savoir exactement si on était dans la réalité ou le rêve. Un truc plus mystérieux aussi, qui tranche franchement avec les scènes qui précèdent (la crise de nerfs dans les toilettes). J’ai proposé à Gunnar cette solution, qui ressemble à une scène très onirique dans Les Autres, d’Alejandro Amenábar, photographié par Javier Aguirresarobe (2001). C’est fait de manière très basique, dans un petit studio rempli de fumée... L’acteur s’éloigne simplement et disparait.

En dehors de la séquence de naufrage, un autre défi pour vous ?

SBG : Peut-être la séquence suivant le bombardement de l’école... Pas facile de raccorder tous les plans, entre ceux tournés dans un musée ressemblant un peu à l’école pour les premiers plans, quand Cecilia court en panique pour recherches sa fille, et un terrain vague rempli de débris, agrémenté de quelques feuilles de décors pour évoquer un reste de fondations. Rien que l’idée d’aboutir à quelque chose d’authentique à partir d’éléments aussi disparates, c’était un vrai défi en soi.

Le décor de l'école détruite
Le décor de l’école détruite


Comment avez-vous géré le vieillissement à l’écran ?

SBG : L’option de changer de comédiens pour la scène de 1970 n’a jamais été envisagée. Pour nous, c’était impossible d’imaginer de ne pas tourner avec eux, de ne pas s’accrocher à leurs visages, leurs regards, comme nous le faisions sur tout le reste du film. Je pense que ces scènes auraient été très différentes d’un point de vue émotionnel, autrement. Comme Pal Sverre Hagen (Sigbjorn) avait, dans un film précédent, déjà été vieilli avec un travail de maquillage par prothèses, c’est lui qui nous a mis en contact avec le maquilleur danois très talentueux (Thomas Foldberg). Après quelques tests, on a constaté que ça marchait très bien, et il est venu pendant deux jours pour tourner cette séquence en studio. Des lentilles de contact ont aussi été utilisées pour vieillir le regard des comédiens, tandis qu’à la caméra j’avais mis au point une LUT spécialement pour cette scène, en addition du travail de la déco, avec des couleurs assez pastel pour la pièce. En mise en scène, Gunnar avait une vision très précise de cette scène. Outre la distribution de l’appartement à laquelle il tenait particulièrement, la gamme de couleurs lui a été inspirée directement par son enfance à Bergen.

Comme on peut le constater dans la scène, on a placé Alfred devant un mur, avec des photos de famille derrière lui, tandis que Sigbjorn est devant une fenêtre, avec une découverte (faite à partir d’un tirage photo très grand format). Une manière de reprendre à l’image cette opposition entre celui qui a finalement conservé une vie de famille, et celui qui n’a, par la force des événements, jamais eu aucune attache....

Qu’avez-vous appris sur ce film ?

SBG : Je retiens surtout la grande confiance que m’a accordée Gunnar Vikene. Ce film a été l’occasion de beaucoup d’échanges d’idées, et c’est quelqu’un qui est extrêmement doué pour faire des choix, et aller encore plus loin en les intégrant dans sa mise en scène. C’est une attitude qui vous permet, en tant que directeur de la photographie, de ne pas vous censurer, de faire encore plus confiance à vos intuitions. Je lui suis aussi très reconnaissant de m’avoir fortement impliqué à des étapes que je ne suis pas d’habitude. Par exemple toute la supervision des effets spéciaux, ou le montage, auquel j’ai été souvent convié. Vous savez, on apprend tellement, en temps que directeur de la photographie, lors de ces étapes de postproduction ! Ce sont des métiers qui doivent fonctionner main dans la main.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.)