Le directeur de la photographie Thomas Favel parle de son travail sur "Yves", de Benoît Forgeard

Après Gaz de France et Philippe Katerine en président de la république en 2016, Benoît Forgeard retrouve le chanteur-comédien avec Yves, qui narre le trajet d’un réfrigérateur mélomane. Le directeur de la photographie Thomas Favel - déjà coéquipier du réalisateur sur son précédent film - nous parle de cette œuvre située dans l’esprit du réalisateur entre Jeanne Dielman, 40 quai du Commerce 1080 Bruxelles et 40 ans toujours puceau. (FR)

Jérem s’installe dans la maison de sa mémé pour y composer son premier disque. Il y fait la rencontre de So, mystérieuse enquêtrice pour le compte de la start-up Digital Cool. Elle le persuade de prendre à l’essai Yves, un réfrigérateur intelligent, censé lui simplifier la vie...

« Un film où le personnage principal est un frigo, ce n’est pas tous les jours qu’on en fait ! », déclare en souriant Thomas Favel. « Le premier défi était de donner de la matière à ce personnage immobile, blanc et imposant. Il fallait détacher Yves de l’image, donner de la vie à ce meilleur ami de la maison... qui va devenir au fil de l’intrigue un peu plus retors. Avec mon chef électricien Philippe Gilles, nous avons élaboré tout un système d’éclairage à l’intérieur du frigo, avec des panneaux LEDs qui variaient en intensité et en couleurs au gré de son humeur. D’abord doux et chaud, il devient de plus en plus froid et inquiétant. Nous sommes parfois allés très loin pour que le blanc de Yves soit la couleur la plus forte et la plus visible de l’image. Il fallait travailler la contradiction entre une certaine neutralité et de très fortes lumières. »

« En lisant le scénario je me disais que cette histoire serait sûrement très banale pour mes petits-enfants et mes arrières-petits-enfants, un film déjà vu cent fois. C’est un film qui parle du passage à la suprématie de la robotique et qui s’interroge sur la place de l’humain parmi les machines, des questions en réalité déjà très actuelles. Le récit est juste un tout petit peu en avance sur le temps. Il fallait une image numérique très moderne et en même temps pas trop affirmée. Un univers d’anticipation léger qui rejoint celui déjà traité par le réalisateur dans ses films précédents, mais avec un côté plus ouvert », selon Thomas Favel.

« On passe, sur ce film, de l’univers du cinéma d’auteur proche de l’art contemporain à celui de la comédie grand public, avec néanmoins toujours ce côté bancal et presque décadent propre aux films de Benoît. C’est aussi un regard très doux sur la banlieue. On parle ici d’un jeune homme qui vit dans le pavillon de sa grand-mère décédée et qui accepte de participer à une étude de marché organisée par une start-up. Sa motivation venant essentiellement du fait que le frigo est fourni rempli de victuailles, et qu’il n’aura plus à faire les courses ! »

Citant quelques références pour illustrer cette ligne, Thomas Favel avoue naviguer entre une certaine image un peu inspirée du cinéma social belge (les frères Dardenne ou Chantal Akerman) mais avec le côté plus pop de la comédie américaine (les frères Coen ou Judd Apatow). « La difficulté à l’image était le mélange des genres souhaité par le réalisateur. Il fallait tenir la distance entre le réalisme social et la comédie. »


« Le film navigue sans cesse entre ces deux univers. Tenir la ligne entre des ambiances très différentes, le monde de la grand-mère, terne et presque austère avec une lumière froide et des dominantes de couleur pastel. L’image triste et glauque du pavillon de banlieue devait contraster avec l’univers plus "cartoon" de l’entreprise Digital Cool, avec des couleurs saturées et des ambiances festives et postmodernes. Par exemple la scène de la fête d’entreprise chez Digital Cool, qui devait faire penser à la vie dans les start-up de la haute technologie. »

Le bar polaire, avec sa lumière noire, a donné lieu à quelques tests en matière de prise de vues : « La scène de la fête avec le bar polaire était assez complexe. J’ai mis au point un plan d’éclairage et pas mal de tests communs avec la déco pour aboutir au résultat. J’ai dû mélanger les simples bols de lumière noire, qui semblaient ne quasiment pas exposer l’image à la caméra, avec des LEDs en RVB réglées en bleu, et des Kino Flo filtrés en bleu profond ou violet, dans le fond. La lumière ultra-violet est venue révéler la fluorescence invisible sous la lumière bleue, pour donner comme une émanation lumineuse provenant du maquillage, des liquides dans les verres, et même du mobilier qui était irisé. Cela donnait une nouvelle couche de couleur à l’image. Tous ces mélanges de lumière ont permis de rattraper les visages qui n’étaient vraiment pas très beaux avec la lumière noire seule. Certains contre-jours sont même venus en lumière plus chaude, pour faire ressortir les silhouettes. »


Sur le choix des décors, Thomas Favel détaille : « Trouver les décors principaux nous a donné un peu de fil à retordre. Pour le pavillon, par exemple, la majorité des lieux étaient trop petits, et Benoît avait absolument besoin d’un garage pour que le personnage interprété par William Lebghil puisse y installer son studio d’enregistrement. Vu de l’extérieur, le pavillon faisait un peu plus "chic" que prévu dans le script. L’intérieur, en revanche, a été entièrement travaillé en déco pour le film, on a pu abattre des cloisons, trouver la relation entre la cuisine et le salon et définir l’espace à l’écran. Pour Digital Cool, on a visité de vrais open spaces "à la cool", mais rien ne collait pour nous à l’esprit cool de la "high tech" telle qu’on l’imagine ou plutôt telle que l’imagine Benoît. C’est en pensant à une salle d’escalade de mon quartier qu’on a évoqué l’idée de chercher dans cette direction. Le côté un peu bricole mélangé à l’esprit "high tech" apparaissait mieux en allant chercher un lieu pas forcément dédié au travail au départ. C’est exactement l’ambiance qu’on recherchait, manifestement un ancien gymnase avec des murs d’escalade, tables de ping-pong en guise de bureau, dans les standards du néo-management cool type Google, une sorte de MJC pour adultes. » Ce lieu dans le film a été monté dans le gymnase de l’institut des jeunes sourds (rue Saint-Jacques), on a redécoré l’espace pour créer les volumes et personnaliser ce côté cool bricole.

Avec 39 jours de tournage et un budget modéré, Thomas Favel a dû trouver la bonne configuration en matière d’équipe et de caméra pour aborder le tournage : « Je savais que j’allais avoir pas mal de décors à prendre en compte, comme cette scène sur l’étang de nuit sans grands moyens d’éclairage type ballons ou autres, en tout cas pas assez pour un espace aussi vaste... C’est par rapport à ce genre de scènes que j’ai opté pour une série Primo Ultra Speed de chez Panavision, associée à l’Arri Alexa Mini.

L’Alexa Mini est la caméra la plus utilisée actuellement sur les films, et sa polyvalence me plaît beaucoup. J’aimais bien pour ce film partir en quelque sorte d’une image assez neutre, presque banale, qu’on a l’habitude de voir, pour la martyriser et aller très loin quand j’en avais envie... Le tournage en film a même été évoqué comme une sorte de référence initiale de haut standing à l’écran, notamment pour tout ce qui se passe dans l’univers comédie US. Mais utiliser l’argentique pour ensuite le scanner et ne pas chercher de matière dans l’image me semblait un peu vain, voire même en contrepoint avec les thèmes du film, la haute technologie et l’image de cette start-up. Pour l’autre partie du film, le Log C et la douceur de ces optiques ont été la base de travail naturel. Jouer là encore avec les codes de ce cinéma social mais en dosant le travail de cadre, par exemple en évitant la caméra épaule. »

Une autre scène marquante pour Thomas est celle du combat de rap entre Jérèm et son frigo. « Un point culminant de l’histoire où j’ai choisi de m’éloigner de la douceur initiale, pour privilégier des éclairages plus durs, souvent en douche, qui creusent les visages. A ce moment, on est dans l’esprit de 8 Mile, le film de Curtis Hanson sur la vie du rappeur Eminem. On a l’idée du ring de boxe ou de l’octogone, avec des ombres très marquées. »


Sur le travail de la couleur, il s’est organisé autour d’une préparation très rigoureuse avec l’étalonneur Yannig Willman, habitué du travail avec Benoît Forgeard, issus tous deux du Fresnoy. « Depuis plusieurs films, et notamment Diamond Island, que j’ai tourné au Cambodge en 2016, j’aime bien constituer un dossier artistique sur l’image et les couleurs de manière à ce que toute l’équipe aille dans la même direction. Par exemple, sur Yves, on a sélectionné des patchs de couleurs selon chaque scène, mesurés en saturation, teinte et luminance, ce qui nous a donné une librairie très précise entre le décor de Digital Cool et le pavillon. Un travail rigoureux qui porte ses fruits en postproduction et qui simplifie l’étalonnage. Toutes ces intentions d’origine ne se retrouvent pas exactement dans le film fini, car Benoît est un réalisateur qui aime changer d’avis selon ses idées. Il est capable de revenir sur de toutes petites choses, et pour vous dire, près de 200 plans sont truqués à la fin du film. Cela fait aussi partie de notre travail avec Yannig, nous prenons chaque séquence et nous la tordons jusqu’à voir sa limite en termes visuels. L’étalonnage se fait ensuite en fonction de ce temps consacré à ces hypothèses. L’image finale naît de ce trajet entre ce qui a été soigneusement préparé sur le plateau, et cette sorte d’expérimentation qui peut faire partir les choses dans une toute autre direction. Je trouve toujours extrêmement intéressant de pouvoir explorer ce qu’il y a sous l’image ».

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.)

Yves
Producteur : Emmanuel Chaumet
Prise de son : Julien Brossier
Décor : Anne-Sophie Delseries
Costumes : Annie Tiburce
Montage : Maryline Monthieux