Le directeur de la photographie Thomas Hardmeier, AFC, parle de son travail sur "BigBug", de Jean-Pierre Jeunet

Le mari, l’ex femme et le cyborg

Contre-Champ AFC n°329

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C’est pour la plateforme Netflix que Jean-Pierre Jeunet a réalisé son nouveau film BigBug, près de huit ans après L’Extravagant voyage de TS Spivet. Un huis clos qui emprunte à la fois au théâtre et à la thématique classique SF de l’affrontement entre robots et humains. Presque entièrement situé dans un pavillon d’une banlieue futuriste, un groupe d’individus se retrouvent enfermés dans leur domicile automatisé suite à un gigantesque bug qui semble affecter toute la planète. Pour ce nouveau film, Thomas Hardmeier, AFC, a mis au point une stratégie de tournage basée presque entièrement sur l’intégration de la lumière au décor (avec le concours d’Aline Bonetto, chef décoratrice). Un tournage entièrement effectué sur les plateaux Transpaset de Bry-sur-Marne, entre septembre et décembre 2020. (FR)

« Au départ, il y avait l’envie pour Jean-Pierre de se lancer sur un petit film. Une histoire en lieu unique, pas trop chère à monter, et rapide à faire », se souvient Thomas Hardmeier. « Et parmi les premières directives soulevées par lui-même, la nécessité d’avoir un maximum de lumière intégrée au plafond ou dans les murs du décor, de manière à être le plus libre possible avec les comédiens. Finalement le film a pris pas mal de temps à se monter financièrement, et quand on est rentré en prépa, plusieurs années après ma première découverte du scénario, Jean-Pierre m’a tout de suite reparlé de cette histoire de plafond lumineux, en insistant de nouveau sur la rapidité des mises en place. Son besoin de temps avec les comédiens pour ce film était crucial car c’était le projet le plus dialogué de toute sa carrière. »

Intéressé par le défi du huis clos, le chef opérateur s’est lancé dans la préparation du projet, le film se dirigeant peu à peu vers un tournage intégral en studio. « Je me souviens qu’il y a eu quelques discussions sur l’option décor naturel, notamment pour les plans extérieurs pavillon... Mais vu l’unité de lieu, de temps et les interactions avec les abords de la maison (jardinet, rue...), on a convenu qu’un tournage en studio serait bien plus logique. Pouvoir aussi créer plusieurs endroits à l’intérieur de ce même décor, et s’éloigner du côté forcément un peu théâtral que pouvait avoir le projet. Donner de la profondeur à ce grand living, par exemple, avec cette serre qu’on a placée au milieu. Ou les chambres construites sur un autre plateau, qui sont censées constituer l’étage du pavillon. Enfin l’ouverture sur l’extérieur, avec ses grandes baies vitrées qui ont un rôle dramatique dans certaines scènes… Tout cela faisait partie des décisions pour s’échapper un petit peu d’un huis clos un peu trop monotone. »

Thomas Hardmeier in studio at Bry-sur-Marne - Photo by Bruno Calvo
Thomas Hardmeier in studio at Bry-sur-Marne
Photo by Bruno Calvo

Si l’unité de lieu est un des paramètres centraux du film, il faut aussi parler de l’unité de temps car l’histoire se déroule sur une trentaine d’heures... « Le changement des ambiances lumineuses était aussi l’un des moyens pour nous de faire varier la mise en scène et les images au fur et à mesure que les protagonistes se retrouvent incarcérés chez eux. Le fait de pouvoir tourner le film dans l’ordre chronologique nous a aussi beaucoup aidés à affiner les effets. Mon idée était naturellement de basculer dans une ambiance plus sombre tandis que le robot Yonix rentre en scène. En faisant appel à une batterie d’une centaine de SkyPanels S60 contrôlés par console d’éclairage 16 bits et installés derrière le plafond dessiné par Aline Bonetto, on a pu facilement doser ces effets, et être audacieux sur les couleurs. En plus, deux 18 kW Arrimax placés à l’extérieur permettaient de faire des effets de soleil, complétés par un fond bleu pour la vue du reste du lotissement. »

Le huis clos n’étant pas un exercice familier pour Jean-Pierre Jeunet, ce dernier s’est replongé dans plusieurs films classiques pour s’inspirer : « Parmi ces films, il y avait par exemple The Servant, de Joseph Losey. C’était pour lui très important d’observer comment ce genre de film abordait le lieu unique, comment placer la caméra par rapport aux comédiens, et savoir varier les angles pour éviter la monotonie et organiser le découpage. Ce qui m’enthousiasme avec Jean-Pierre, c’est sa précision, son exigence sur l’image et son art du découpage. On est vraiment face à un réalisateur expérimenté qui veut à chaque plan imprimer son style où l’humour noir et un certain côté rétro cohabitent. C’est aussi quelqu’un qui travaille beaucoup, prépare, par exemple, chaque scène, avec son propre "photo-board" cadré avec des doublures... ou parfois un story-board plus abouti quand les effets spéciaux l’imposent. Il tourne – et je pense que c’est très important de le rappeler – son film intégralement à une caméra. Une méthode qui est de plus en plus rare de nos jours avec le numérique. C’est très agréable en tant qu’opérateur car on s’occupe vraiment de l’image avec lui et pas de manière détournée de la mise en scène. »

Questionné sur le style Jeunet, Thomas Hardmeier répond sans détours : « C’est bien sûr un amoureux des focales courtes, toujours placées soit en contre-plongée, soit en plongée... en tout cas jamais à hauteur des comédiens ! Pour cela, son style ne change pas. Adepte également d’une grande profondeur de champ, il faut savoir, en tant qu’opérateur, lui donner du diaph pour qu’un maximum de choses soit net à l’écran. Comme Netflix nous a demandé de fournir des images 4K, j’ai d’abord imaginé tourner le film avec l’Alexa 65. Mais j’ai vite réalisé que j’allais me tirer une balle dans le pied quand Jean-Pierre me demanderait, comme d’habitude, plus de profondeur de champ... Finalement, on est parti sur une Alexa LF, qui me semblait à la fois suffisamment définie mais sans trop compromettre cette histoire de netteté des arrière-plans. Comme Jean-Pierre a tourné tous ses films en 35 mm (à part TS Spivet, tourné en numérique 3D mais pas en full frame), il a une grande familiarité des focales. Pour ne pas le désorienter, on a donc rebaptisé chaque optique Signature Prime (couvrant le full frame) en leur collant les focales équivalentes au Super 35. Ainsi, le 25 a été rebaptisé 16 mm, la focale de référence de Jean-Pierre. En tournant le film dans sa majorité à 2 000 ISO sur la LF, j’ai pu afficher des diaphs de 5,6 à 8. Par contre, avec beaucoup moins de déformation, je trouve, notamment sur ce 25 mm comparé au 16 mm ou au 18 mm traditionnel ».

Thomas Harmeier, one of the rebaptized Signature Primes, and François Levanthal - Photo by Bruno Calvo
Thomas Harmeier, one of the rebaptized Signature Primes, and François Levanthal
Photo by Bruno Calvo

Parmi les séquences emblématiques du film, une est particulièrement dans le ton du cinéma de Jean-Pierre Jeunet. Celle du petit chien et du signal d’alarme... « A ce moment de l’histoire, les personnages sont bloqués derrière leur baie vitrée incassable et ils reposent soudain tous leurs espoirs sur la présence du petit chien pour essayer de les libérer de leur prison domestique. C’est vraiment, pour moi, dans ce genre de séquence très visuelle que Jean-Pierre est sans doute le plus à l’aise. Presque aucun dialogue, tout passe littéralement par l’image. Pour la tourner, on a procédé en deux fois, travaillant d’abord avec les comédiens, puis le lendemain avec le chien notamment pour tout ce qui se passe autour du poteau. Je me souviens notamment de discussions très précises sur la nature de ce poteau, de sa hauteur et de la poignée, pour que le chien puisse l’attraper et l’arracher... Dans l’intérieur, on voit bien le travail d’Aline Bonetto et de son équipe, avec lesquels on a mis au point le plafond, sa hauteur et la taille de ses cellules. Également les nombreuses bandelettes de LEDs RGB (installées par la société Led Box, qui travaille beaucoup dans la mode et studio TV) contrôlées par la même console qui sculpte les murs et les détails du lieu par des traits lumineux. De même en extérieur, la façade du pavillon est habillée aussi par ces bandes de LEDs, donnant un côté à la fois rétro et moderne qu’affectionne Jean-Pierre. Pour le travelling arrière qui vient ensuite s’enrouler autour du poteau de l’alarme, c’est une combinaison assez simple de dolly et de slider qui a été utilisée. Les fonds bleus démarrant de l’autre côté de la rue, ce qui permettait à l’équipe les effets spéciaux de rajouter ensuite le reste des maisons et prolonger la perspective en images 3D. Les dosage du flou étant géré, là aussi, en postprod. »
Parmi les défis, en dehors de la rapidité de mise en place demandée par Jean-Pierre, les nombreuses réflexions sur les parties vitrées du décor. « La baie vitrée, naturellement, mais surtout la serre au milieu du salon étaient sources de reflets caméra ou autres. Pour limiter la casse, j’ai par exemple demandé à Aline Bonetto de concevoir non pas une forme arrondie pour celle-ci, mais une série de plans coupés plus faciles à gérer. Quoi qu’il en soit, l’intégralité de la lumière dans les plans larges provenait en intérieur des sources intégrées au décor, et je n’ai pas rajouté grand-chose, à part un ring light pour certains plans, en veillant à faire baisser son intensité, par exemple, quand on se rapprochait des visages. »
Interrogé sur l’importance de la lumière contrôlée en temps réel par console, comme dans un show ou un spectacle, Thomas Hardmeier avoue qu’un film comme BigBug aurait été très difficile à faire sans les avancées offertes par la technologie des LEDs RVB. « Le film sans ça aurait forcément été différent. Avec le contrôle par console, j’ai vraiment ressenti une liberté totale, tout comme Jean-Pierre. On peut tester à peu près tout ce qu’on a en tête, que ce soit en couleur, en rapport de contraste... et l’appliquer presque instantanément sur le plateau. C’est vraiment très intuitif comme démarche, avec un réglage extrêmement précis en direct. »
Cette précision induit-elle un temps d’étalonnage moindre ? « Pas vraiment », répond Thomas Hardmeier. « Sur BigBug, on a quand même passé quatre semaines en étalonnage. Je dirais que les ambiances et les décors avec cette méthode sont précisément définis mais il reste toujours à affiner les rendus des différents visages, surtout quand on ne peut pas trop rééclairer chaque comédien avec des sources rajoutées... Et puis les metteurs en scène comme Jean-Pierre continuent à être exigeants jusqu’à cette dernière phase, et passent finalement toujours autant de temps à peaufiner l’image de leur film. »

En 2045, l’intelligence artificielle est partout. À tel point que l’humanité compte sur elle pour assouvir ses moindres besoins et ses moindres désirs – même les plus inavouables… Dans un quartier résidentiel tranquille, quatre robots domestiques décident soudain de retenir leurs maîtres en otages dans leur propre maison. Enfermés ensemble, une famille pas tout à fait recomposée, une voisine envahissante et son robot sexuel entreprenant sont donc obligés de se supporter dans une ambiance de plus en plus hystérique ! Car, à l’extérieur, les Yonyx, dernière génération d’androïdes, tentent de prendre le pouvoir. Tandis que la menace se rapproche, les humains se trompent, se jalousent, et se déchirent sous les yeux ahuris de leurs robots d’intérieur. Et si, au fond, c’étaient les robots qui avaient une âme… ou pas !

BigBug
Production : Eskwad (Richard Grandpierre, Frédéric Doniguian) pour Netflix
Réalisation : Jean-Pierre Jeunet
Scénario : Guillaume Laurent et Jean Pierre Jeunet
Image : Thomas Hardmeier, AFC
Décors : Aline Bonetto, ADC
Costumes : Madeline Fontaine, AFCCA
Maquillage : Nathalie Tissier.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)


https://youtu.be/vWcqH7orROc