Le malaise du cinéma d’auteur français
par Jacques MandelbaumLe Monde, 13 mai 2008
De nombreux films, qui seront dévoilés au Festival de Cannes (14-25 mai), en compétition officielle comme dans les sections parallèles, témoignent de la vitalité du cinéma d’auteur en France. Et pourtant un grand nombre ont eu un mal fou à se faire. D’où, au-delà de cette fête cannoise, un malaise qui entoure depuis une dizaine d’années les films d’auteur.
C’est pour en cerner les causes et imaginer des solutions que l’autoproclamé Club des 13 (treize signataires) a rendu public un rapport, le 27 mars. Car la situation s’est suffisamment dégradée pour qu’un groupe de professionnels du secteur indépendant décide, à l’instigation de la réalisatrice Pascale Ferran (Lady Chatterley), d’élaborer ce document de 200 pages sans être mandaté par quiconque.
Pour la première fois dans l’histoire du cinéma français, l’ensemble de la chaîne - scénaristes, producteurs, réalisateurs, distributeurs, exploitants et exportateurs - a su se mobiliser et parler d’une même voix, en dépassant les intérêts catégoriels qui opposent, plus que jamais, ces divers secteurs. Et leur document permet de comprendre, grâce à la diversité des intervenants, l’étendue et l’imbrication des mécanismes qui grippent les rouages du système public de soutien au cinéma.
Cette plainte, récurrente, irritera ceux qui pensent que le cinéma français souffre d’abord d’être un cinéma assisté. Le grand intérêt du texte réside pourtant dans sa portée générale et dans sa force de proposition. Il défend moins la chapelle du cinéma d’auteur, notion au demeurant très galvaudée, qu’il ne constate la baisse de qualité générale du cinéma français, y compris des projets indépendants. Il diagnostique que l’attention portée à l’oeuvre n’est plus au centre des mécanismes qui permettent sa fabrication, que la loi du marché a débordé le système d’aide public et paralysé sa vocation de rééquilibrage de la diversité culturelle.
Résultat : un système à deux vitesses, avec des films de plus en plus riches monopolisant de plus en plus d’écrans et des films de plus en plus pauvres éjectés des salles de plus en plus vite. Au risque, désormais avéré, de sacrifier ces « films du milieu » qui contribuent à la richesse du cinéma français (de Maurice Pialat à Abdellatif Kechiche). Les chiffres de la production 2007, fournis par le Centre national de la cinématographie au moment même où tombait le rapport du Club des 13, semblent contredire ce constat en établissant une nette remontée des films de cette catégorie, qui passent de 27 à 37 entre 2006 et 2007. Cette recrudescence, dont rien ne prouve qu’elle traduit une tendance, ne dit rien sur les obstacles rencontrés par les projets les plus ambitieux pour accéder aux budgets moyens.
Le constat du Club des 13 se veut donc combatif mais pas manichéen. Loin de déclarer le système de soutien obsolète, il en rappelle la vitale nécessité pour la survie du cinéma français - ce que d’autres pays n’ont pas su préserver. Loin d’appeler à la rupture avec le principal financier du cinéma que sont les chaînes de télévision, il préconise, sur le modèle de la loi antitrust américaine, que leurs intérêts économiques soient désolidarisés de ceux du cinéma. Loin de mésestimer l’avenir - le passage à la projection numérique, l’entrée des grands groupes de communication dans le financement du cinéma, le développement de la vidéo à la demande -, il propose d’assainir les mécanismes existants pour mieux relever les défis de demain. Il ne demande pas à l’Etat de l’argent en plus, mais juste que les sommes en jeu soient distribuées plus équitablement : donner moins aux groupes soumis à la logique du marché, et plus aux producteurs et distributeurs qui font vivre la création. Ce « déplacement du curseur » signifie donc, pour appeler un chat un chat, qu’on donne aux plus faibles ce qu’on aura retiré aux plus puissants.
Cet appel est moins évangélique que politique. Car le débat cinématographique rejoint le débat de société. Comment concilier l’économie de marché et les lois européennes de la libre concurrence avec la protection culturelle ? Comment accorder le désengagement croissant des Etats et leur devoir de réduction des inégalités∞ ?
L’ampleur et la sincérité
Un autre rapport, officiel celui-ci, commandité par les ministères de la culture et de l’économie, était chargé d’étudier cette question, sous l’intitulé " Le cinéma et le droit de la concurrence ". Rédigé par Anne Perrot, vice-présidente du Conseil de la concurrence, et Jean-Pierre Leclerc, conseiller d’Etat, il a été rendu public le 28 mars. Ses conclusions recoupent partiellement le constat du Club des 13. Ce dernier a du reste reçu l’adhésion de plus de 200 professionnels qui comptent - des réalisateurs Arnaud Desplechin et Claude Chabrol aux distributeurs Jean Labadie (Le Pacte) et Francis Boespflug (Warner Bros), en passant par les acteurs Jeanne Moreau et Michel Piccoli. Les désaccords que le texte du Club des 13 avait vocation à provoquer chez les grands groupes ou les télévisions sont loin de lui nier sa pertinence, du moins sur la place publique.
La balle est dans le camp des pouvoirs publics, qui donnent des signes pour le moins ambigus. On en veut pour preuve l’accueil reçu, le 3 avril, par une délégation du Club des 13 venue remettre son rapport à la ministre de la culture, Christine Albanel. Prétendant ne l’avoir pas encore lu et reportant ses commentaires à une date ultérieure, la ministre le commentait le lendemain même dans la revue Le film français, pour en souligner les faiblesses et se satisfaire, succès des Ch’tis à l’appui, de la bonne santé du cinéma français.
Un virulent communiqué du Club des 13, le 5 avril, la soupçonnait d’avoir pris ses membres « assez ostensiblement pour des imbéciles » en jetant « de l’huile sur le feu ». Quelques jours plus tard, Mme Albanel corrigeait le tir, et envoyait au Club des 13 une lettre qui saluait « l’ampleur et la sincérité » de ce travail et donnait mission au Centre national de la cinématographie d’en faire une expertise pour évaluer les réformes à faire. Ce message encourageant prend acte que le succès des Ch’tis, dont tout le monde se réjouit, est le fruit d’un système ambitieux qui est en train de perdre le nord en marginalisant les films plus fragiles.
Ce modèle est pourtant envié à l’étranger. La question n’engage donc pas seulement des impératifs sectoriels, commerciaux ou patriotiques, mais elle touche à une idée de l’universalité qui plonge ses racines dans l’histoire de France et contribue encore à son prestige.
(Jacques Mandelbaum, Le Monde, 13 mai 2008)