Le plaisir des larmes de cinéma

Par Olivier Ducastel

La Lettre AFC n°282

Lors des obsèques de Matthieu Poirot-Delpech, samedi 2 décembre 2017, Olivier Ducastel, réalisateur de trente ans son ami, a pris la parole et lu le texte suivant.

Je ne vais pas vous raconter en détail plus de 30 ans d’amitié à travers dix films tournés ensemble… Depuis une semaine, ce ne sont que des souvenirs joyeux qui me reviennent : j’aimerais bien en évoquer quelques-uns avec vous.
C’est grâce à Odile Devautour que j’ai rencontré Matthieu à l’Idhec. Nous étions en début de deuxième année. Les tournages de première année ne nous avaient pas donné l’occasion de travailler ensemble, je regardais Matthieu de loin avec timidité.
Heureusement, en atelier image, Odile a pu faire sa connaissance et quand nous avons commencé à penser à nos projets de documentaires respectifs, elle m’a conseillé de rencontrer Matthieu pour lui proposer de faire l’image, en précisant : « Il va beaucoup te plaire, il n’est pas macho… ».

Je voulais faire un film sur et autour du pont des Arts, le goût de l’architecture nous a immédiatement rapprochés. Nous avons eu de la chance, il y a eu des glaçons sur la Seine, des lumières sibériennes. On filmait des poutres et des acteurs qui disaient du Marivaux ou chantait du Mozart. Je me dis aujourd’hui qu’il y avait déjà, dans cet essai, presque tout ce que nous allions aimer filmer ensemble. Avec ce tournage, j’ai découvert le plaisir d’être accompagné, compris.
Matthieu aimait aussi le côté technique du cinéma. Pour le court métrage de fin d’études, je voulais tourner en 35 mm, Matthieu a dégoté au magasin caméra de l’école un Caméflex hyper bruyant qui ne permettait pas de faire du son direct mais qui serait parfait pour faire une comédie musicale en play-back. Je me souviens de ma panique au premier moteur, et d’avoir dû demander de couper, croyant que la caméra était en train de broyer la pellicule ! Rire de toute l’équipe autour de moi, qui avait eu le temps de s’y habituer pendant les essais caméra !

Matthieu aimait travailler dans le plaisir, la bonne humeur avec une certaine légèreté et en même temps avec une grande concentration et beaucoup d’attention. J’ai déjà dit qu’il aimait la lumière, il aimait avant tout les acteurs : Virginie, Valérie, Emmanuelle, Christiane, Marrief, Nelly, Patachou, Ariane, Hélène, Valeria, Laetitia, Kate, Marilyne, Christine, Fejria, Olivia, Françoise, Catherine, Catherine, Elsa, Julie.
Et aussi : Jacques, Mathieu, Frédéric, Laurent, Michel, Sami, Pierre-Loup, Charly, Philippe, Maurice, Jimmy, Lucas, Jonathan, Jean-Marc, Edouard, Romain, Yannick, Yann, Marc, Théo, Gaëtan, Mathias, Alain, Guy, François, Laurent, Pierre.
Il a aimé vous regarder jouer et vous filmer.

Ma vraie vie à Rouen, est, il me semble, de tous nos tournages celui qui a le plus amusé Matthieu. Le dispositif, nous l’avons mis au point ensemble à partir du scénario que Jacques avait écrit sous forme de fragments. Le film est constitué des images qu’un adolescent aurait tournées avec une caméra DV pendant le temps d’une année scolaire.
À chaque fois que c’était possible, Matthieu endossait le rôle d’Etienne, l’adolescent, Matthieu tenait la caméra, Jimmy se tenait au plus près de lui pour jouer avec ces partenaires. Je crois qu’avec ce film Matthieu a pu assumer son fantasme d’acteur. Matthieu s’amusait aussi à confier la caméra à Jimmy pour ne pas nous interdire les miroirs où pour filmer les impressions subjectives de patinage quand la caméra devait être au point du patineur.

Évoquer Jeanne et le garçon formidable, c’est le lieu qui nous réunit ce matin qui l’impose. Sous cette coupole, il y a un peu plus de 20 ans, nous avons tourné une des toutes dernières séquences du film, c’était un samedi, comme aujourd’hui. Le premier samedi du tournage, car le régisseur nous avait prévenu : le tournage pouvait être reporté du jour au lendemain en cas d’obsèques. Il n’y en a pas eu ce samedi-là. Il faisait beau, nous étions mi-juillet. Quand nous avons fait le cadre pour le plan large, je crois avoir eu un peu peur du côté spectaculaire du plan, de sa contre-plongée, Matthieu a balayé mes scrupules en me parlant des séquences que nous n’avions pas encore tournées et de l’état de tristesse dans lequel nous voulions amener le spectateur à la fin du film.

Je vous raconte tous cela parce que c’était joyeux d’évoquer le plaisir des larmes, quand elles sont de cinéma. Pourtant ce lieu, Jacques l’avait aussi choisi parce qu’il y avait déjà beaucoup pleuré, qu’il était fortement chargé de nombreux deuils récents de morts trop jeunes.
Je me souviens que, pendant une prise, la joie du tournage a fait place à un sincère moment de recueillement des acteurs, cela nous avait tous fortement troublés et émus. Et, certainement, laissé entrevoir, le temps d’un instant, qu’il nous faudrait revenir ici sans caméra.