Le rachat d’Eclair inquiète
par Nicole VulserLe Monde, 23 décembre 2007
Le cinéma français comptait deux grands laboratoires de développement des films, LTC et Eclair. Il n’en restera plus qu’un, ce qui n’est pas sans susciter des inquiétudes chez les producteurs et les industriels du cinéma, mais aussi au ministère de la culture. Le détenteur de ce nouveau monopole est le producteur franco-tunisien Tarak Ben Ammar, déjà propriétaire de LTC et qui vient de s’offrir son concurrent, Eclair, une entreprise centenaire (Le Monde du 21 décembre).
Il échange notamment avec le fonds d’investissement ETMF2 les 57 % qui lui manquaient au sein d’Eclair contre, entre autres, le pôle Télétota (prestations de services audiovisuels).
Le producteur – qui avait suscité une polémique en distribuant La Passion du Christ de Mel Gibson dans l’Hexagone – détient également, au sein d’un groupe très endetté, Quinta Industries, de nombreuses autres sociétés dont les plus connues sont Duran (postproduction) et Duboi (effets spéciaux).
Pour cet homme d’affaires lié à Silvio Berlusconi, cette restructuration majeure dans les industries techniques du cinéma s’inscrit dans l’intention plus vaste de contrer en Europe l’hégémonie des majors américaines. Les lucratives activités audiovisuelles de Tarak Ben Ammar en Italie viennent en effet de lui permettre d’acheter, à parité avec le financier Goldmann Sachs, des sociétés de distribution dans toute l’Europe pour constituer un nouveau réseau. Baptisé Alliance Film Europe, celui-ci est présent en France, avec Quinta Distribution, mais aussi en Italie, en Grande-Bretagne, en Espagne et en Scandinavie.
Toutefois, les laboratoires traversent actuellement une période difficile, marquée par le futur passage des salles au numérique et la fin prévisible du tirage des copies. A court terme, la fusion de LTC et Eclair semble inévitable. Cette opération mettra fin au dumping tarifaire – dans le tirage des copies – auquel se livraient, à la plus grande satisfaction des producteurs, les deux laboratoires. M. Ben Ammar estime à 30 millions d’euros les impayés laissés dans la filière depuis cinq ans par les producteurs, petits ou gros.
Position monopolistique
Le rapport de Pierre Couveinhes sur les industries techniques du cinéma relevait dès 2002 « des pratiques financières qui fragilisaient les laboratoires », pointaient les délais de paiement supérieurs à six mois et les impayés des producteurs. Il recommandait, comme Dominique Rancurel, gérant du fonds ETMF2, « des concentrations pour que le marché redevienne compétitif ».
La reprise d’Eclair suscite cependant de graves inquiétudes. Christine Albanel, ministre de la culture s’est émue mercredi 19 décembre de cette « opération de concentration ». La société civile des auteurs réalisateurs producteurs (ARP), la société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) et la société des réalisateurs de films (SRF) redoutent « un démantèlement du groupe Eclair » et seront extrêmement attentives « aux conséquences sociales ». M. Ben Ammar réplique qu’il avait repris LTC au bord de la faillite : « Sans moi, il n’y aurait déjà plus qu’un seul laboratoire en France. Soit je laissais Eclair, très déficitaire, aller dans le mur, soit je le rapprochais de LTC pour être plus fort et mieux négocier le prix de la pellicule. »
L’ARP, la SACD et la SRF redoutent que la position monopolistique du nouveau groupe ne soit attaquée à Bruxelles, ce qui risquerait de mettre en cause le système français d’aide au cinéma. Elles craignent que le socle du fonds de soutien français ne soit mis à mal. « Dans la mesure où nous ne touchons aucune subvention, nous n’avons rien à craindre », rétorque M. Ben Ammar.
Cette opération relance les spéculations sur le rôle à venir de Technicolor (filiale de Thomson), qui détient 17,5 % de Quinta Communication, le holding de M. Ben Ammar. Dans la mesure où la France reste l’un des rares pays à échapper à l’hégémonie de Technicolor, cette dernière pourrait être naturellement tentée de mettre la main sur le nouveau groupe Eclair. Une hypothèse balayée par M. Ben Ammar, qui « n’a pas l’intention de céder quoi que ce soit dans le groupe cinématographique qu’il construit de A à Z, des industries techniques à la production et la distribution ».
(Nicole Vulser, Le Monde, 23 décembre 2007)