"Le trésor des frères Loubeau"

Par Ludovic Greiling

AFC newsletter n°239

Le Figaro Magazine, 3 janvier 2014
Ils rêvent d’un musée qui accueille leur fonds cinématographique. La France saura-t-elle conserver sur son sol ce patrimoine unique au monde ?
François et Hervé Loubeau dans leur caverne d'Ali Baba cinématographique - Photo Eric Martin / <i>Le Figaro Magazine</i> - Sur l'étagère à droite, une caméra Cinex, exposée au Micro Salon en 2004
François et Hervé Loubeau dans leur caverne d’Ali Baba cinématographique
Photo Eric Martin / Le Figaro Magazine - Sur l’étagère à droite, une caméra Cinex, exposée au Micro Salon en 2004

C’est un bureau comme il en existe partout: dans chaque coin de la pièce, des cartons, des papiers, des objets. Mais ce bureau-là, qui est celui de François Loubeau, à Montreuil, est un peu différent des autres. Sur une étagère, trône le premier haut-parleur à membrane de l’histoire, conçu par les frères Lumière en 1920. Dans un coin, on aperçoit la palme d’or du tout premier Festival de Cannes, en 1939, non attribuée pour cause de déclaration de guerre. « Et derrière vous, il y a 3 000 cartons que nous n’avons pas ouverts depuis vingt ans », précise l’homme sur un ton malicieux.

Avec son frère jumeau, Hervé, il a amassé au fil des années la plus grande collection cinématographique au monde : en tout, près de 8 000 objets et 80 000 documents qui retracent une histoire unique. On y découvre les débuts de l’image animée avec les phénakistiscopes et autres praxinoscopes du XIXe siècle, ainsi que la première caméra construite par Léon Bouly, en 1888.
On revit la première projection publique entreprise par les frères Lumière, révolution qui entraînera la naissance du 7e art. On est plongé dans l’histoire aventureuse de l’inventeur des effets spéciaux, Georges Méliès. On admire les caméras américaines qui ont filmé la Grande Guerre, mais aussi celles qui ont mis en scène La Grande Vadrouille ou les journaux télévisés d’Antenne 2.

Plus d’un siècle de techniques de l’image et du son
Au total, c’est plus d’un siècle de techniques de l’image et du son que l’on peut consulter grâce aux frères Loubeau. « La collection s’arrête à l’avènement récent du numérique. Aujourd’hui, on passe son temps à faire du montage, c’est du " numériquorama ". Je prends le pari qu’un jour, il n’y aura plus d’acteurs humains, seulement des êtres créés par ordinateur. Il faut faire partager au plus grand nombre ce qu’a été la naissance du cinématographe. »
François Loubeau sait de quoi il parle. Hervé et lui ont réalisé une centaine de films et tourné avec les plus grands : Michel Audiard, Lino Ventura, Claude Rich… Ils ont aussi remis en état des salles de cinéma, et conçu le Festival du court métrage Henri-Langlois. De vrais fondus des salles obscures.

A 6 ans, les deux frères organisaient déjà des projections pour leurs amis dans le grenier de leurs parents. A 15, ils produisaient leur premier court-métrage. Deux ans plus tard, ils devenaient les plus jeunes Français à réaliser un long-métrage, réunissant au culot des centaines de figurants et de costumes. « A l’époque, si des patrons avaient un coup de cœur, ils aidaient. Aujourd’hui, ils ne recherchent plus que la rentabilité», remarque François Loubeau. Parallèlement à leurs études de mathématiques, ils continuent à tourner de grosses productions en tant que réalisateurs ou assistants, avant d’être happés par la collectionnite.
« Un jour du début des années 1980, la veuve d’un fabricant de matériel cinématographique nous appelle pour proposer des objets destinés à la poubelle. Il s’agissait de caméras et accessoires des années 1910. C’est à ce moment-là qu’on a contracté le virus. » Les deux hommes commencent à écumer les ventes aux enchères et les brocantes. Au fil des ans, ils découvrent un réseau de collectionneurs assez âgés qui préfèrent céder leurs trésors à ces passionnés plutôt qu’à des inconnus.

Réunir l’argent n’est pas chose commode. Les deux frères mettent toute leur énergie et tous leurs revenus dans la collection, et délaissent petit à petit la réalisation de films. En 1998, ils lancent une association, Le Cinéma s’expose : « Entretenir et faire vivre ce qu’on avait accumulé, entreprendre des expositions et amortir la collection: il était devenu nécessaire de monter une organisation solide », se rappelle François Loubeau. Des bénévoles passionnés comme eux s’impliquent ; ensemble, ils passent leurs fins de semaine à convoyer du matériel, trier, remettre en état de marche, préparer une exposition.

Le succès ne tarde pas. En dix ans, les frères Loubeau reçoivent 4 500 demandes des collectivités. « On s’adapte à leurs possibilités. L’exposition la plus longue a duré six mois, la plus courte, quatre heures seulement. » Ils ne se contentent pas de montrer leur collection, ils veulent faire vivre l’aventure du cinéma. Pour cela, ils multiplient les animations: reconstitutions de tournages grandeur nature, ateliers de maquillage, jeu de piste culturel avec gain d’un vieux projecteur à la clé, festivals locaux pour jeunes réalisateurs en herbe…
Et conférences remplies d’anecdotes sur l’épopée cinématographique : « Qui sait que le vrai inventeur du cinéma était Augustin Leprince, porté disparu avec son matériel alors même qu’il allait à Paris pour présenter son invention ? Ou qu’Hollywood a été fondé à la suite d’une vaste escroquerie ? » En quinze ans, les expositions de l’association ont réuni près de 4 millions de curieux. Un succès colossal. Les deux frères souhaiteraient créer un grand musée du cinéma. Mais les entreprises et les collectivités ne semblent pas plus intéressées que les municipalités.

Le trésor des frères Loubeau déborde et les projets se multiplient, mais les aides manquent. « La plupart des bénévoles les plus actifs sont morts ou partis en province. Nous cherchons des gens qui veulent protéger et faire vivre cette collection unique », souffle François. L’argent est le point faible de l’association, qui possède 18 lieux de stockage. « Ce n’est plus gérable, il faudrait regrouper la collection. Presque tout l’argent part dans les loyers, EDF, les assurances et les impôts locaux. C’est dur à chaque trimestre », relève Hervé.
Les deux frères souhaiteraient créer un grand musée du cinéma. Mais les entreprises et les collectivités ne semblent pas plus intéressées que les municipalités. « Elles pensent que nous percevons des millions d’euros de subventions, mais nous n’avons jamais reçu un centime du ministère de la Culture ou de la Mairie de Paris ! » Quant au Centre national de la cinématographie, il finance déjà le joli petit musée parisien de la Cinémathèque française et se refuse depuis vingt ans à utiliser ses abondantes réserves afin d’aider les frères Loubeau. Or, les propositions alléchantes affluent de l’étranger. Japon, Chine, Corée du Sud, Suisse, Qatar et États-Unis souhaitent acquérir la collection ou l’héberger dans un grand musée.

« Nous ne sommes pas intéressés par l’argent. Nous voulons monter un beau projet. Et nous souhaitons le faire dans notre pays. Mais quand on voit que le ministère de la Culture du Japon nous fait des propositions, que le musée Guggenheim nous visite ou qu’Hollywood propose des millions d’euros, 20 000 mètres carrés et l’embauche de quarante personnes pour un musée que nous pourrions diriger, on se demande ce qu’on fait là. Il faudrait qu’il se passe quelque chose ! »
Deux ans : c’est le temps que se sont laissé les frères Loubeau pour trouver preneur de leurs projets en France. Après quoi, une mine d’or patrimoniale risque de quitter le pays à tout jamais.

(Ludovic Greiling, Le Figaro Magazine, vendredi 3 janvier 2014)

En vignette de cet article, une caméra Bourdereau Cinex et une Auricon présentées par Le Cinéma s’expose lors du Micro Salon en 2004 - Photo Roger Rozencwajg