Les Bureaux de Dieu

de Claire Simon, photographié par Philippe Van Leeuw, AFC

C’est La Vie de Jésus de Bruno Dumont qui a vraiment lancé, en tant qu’opérateur, la carrière de Philippe Van Leeuw, AFC. Issu des rangs de l’INSAS, à Bruxelles, il a d’abord travaillé en pub et en film institutionnel avant de percer le milieu du long métrage de fiction. Il a tourné entre autres avec Laurent Achard (Le Dernier des fous) ou Richard Bean (Franck Spadone). Pour cette première collaboration avec la cinéaste Claire Simon, il se retrouve cette année à la Quinzaine des réalisateurs avec Les Bureaux de Dieu.
Un film à la lisière entre documentaire et fiction.

Quel est le dispositif dramatique de ce film ?

Les Bureaux de Dieu est un projet qui repose sur une série de témoignages et d’entretiens recueillis par Claire Simon dans des bureaux du Planning familial. Après avoir enregistré ce matériau sonore, et l’avoir retravaillé pour les besoins de la narration, elle a abouti à la recréation d’une douzaine de ces entretiens à l’écran. Ce sont donc toutes des histoires vraies, ponctuées comme des respirations par quelques séquences de transition montrant brièvement la vie des conseillères entre elles. En terme d’interprétation, les conseillères sont incarnées à l’écran par des comédiennes plutôt connues (Nathalie Baye, Nicole Garcia, Isabelle Carré, Béatrice Dalle, Rachida Brakni…), tandis que les femmes qui viennent se confier sont elles, en revanche, toutes des non professionnelles.

C’est aussi un film militant. Il revient sur une période où les femmes se sont battues pour imposer leur liberté personnelle, celle de leur sexualité et ses conséquences. Il fallait que toutes ces femmes soient belles, mais aussi qu’elles portent cette beauté comme un étendard, et que l’environnement soit éclatant de cette énergie qui les habitent. Toutes les affiches qui ont promu le Planning familial sont très riches et d’un graphisme remarquable. Elles sont très colorées, comme l’époque pendant laquelle cette lutte a connu son essor. C’était donc ces couleurs et cette affirmation de leur beauté pour elles-mêmes qu’il fallait mettre en valeur, sans s’embarrasser des détails. Le décor produit par Raymond Sarti était parfait et la photographie du film s’est laissée guidée par ces couleurs.

Quels sont les partis pris d’image ?

Il y avait d’abord le format Scope, un contrepoint visuel intéressant au ton documentaire du projet. Qui plus est avec une caméra à l’épaule (pour les entretiens) cadrée par Claire Simon elle-même, avec l’aide d’un Easy Rig. En outre, sa décision a été de capter chaque entretien en plan séquence. C’était un choix dès le départ, et même si quelques points de montage sont ensuite apparus, tout à bien été filmé à chaque fois d’un seul tenant.
Pour des raisons d’autonomie (certains entretiens durant jusqu’à 15 minutes), on a envisagé de tourner en 35 mm 2 Perfs avec une caméra équipée d’un magasin 300 m. Mais le poids et surtout le budget métrage (Claire désirait tourner environ 40 heures de rushes), nous ont forcé à nous diriger vers un tournage HD.

Quelle caméra avez-vous choisie ?

La Viper de Thomson avec une série fixe Fujinon. D’abord parce que c’est la seule caméra qui est capable de capturer les images en format 1:2,35 (grâce à une ingénieuse fonction de recomposition des pixels sur son capteur) sans avoir à " zoomer " dans l’image 16/9e HD. Aussi parce qu’elle était plus abordable que ses concurrentes (Genesis ou D20). Utilisée dans une configuration " Data ", en enregistrement FilmStream non compressé sur disque dur (STwo ou magasin flash Venom pour certains plans plus courts), j’ai pu récupérer l’intégralité du signal HD et en tirer le meilleur parti en postproduction.

Avez-vous rencontré des limites ?

Tout de même l’autonomie. Chaque magasin numérique à disque dur (D Mag) du système STwo ayant environ 30 minutes d’enregistrement, on ne pouvait que capter au maximum deux prises complètes par magasin. En même temps, il fallait pouvoir gérer toutes ces données. En effet, les D Mag nécessitent d’être déchargés chez un prestataire (sur ce film, TSF), et, entre la logistique et le temps de déchargement, nous n’avions la possibilité d’utiliser au maximum que 6 D Mag par jour, soit au maximum 180 minutes de rushes.

Comment avez-vous pu prévisualiser l’image sur le plateau ?

Sur ce plan, nous étions quand même bien pauvres. On nous avait promis lors des essais des LUT de prévisualisation compatibles avec notre moniteur de contrôle, mais elles n’ont jamais été réalisées. J’ai essayé à la place d’utiliser des LUT préexistantes, mises au point pour d’autres films ou calibrées par TSF, mais rien n’était tout à fait satisfaisant. Certaines fonctionnant bien pour les basses lumières, mais pas du tout pour les parties claires, et d’autres inversement… Je me suis donc habitué à regarder l’image " brute " sur le moniteur de contrôle, de manière à visualiser précisément ce qui était capté par la caméra. En veillant particulièrement à ne pas dépasser dans les extrêmes.

Quel est votre bilan sur ce point ?

J’ai constaté une extrême latitude dans les hautes lumières (+ 4 diaphs constatés), c’est finalement assez rare de se retrouver avec un carré blanc sur l’image ! En revanche, dans les parties sombres, je me suis fait piéger deux fois, le signal étant bien présent sur le moniteur au tournage, mais le plan étant quand même sous-exposé en fin de chaîne.
On a soupçonné sur ce point un récent " upgrade " qu’aurait subi le " firmware " de la caméra, la rendant bizarrement moins performante dans les basses lumières… Et comme on le sait, sur ces histoires de mise à jour, on ne peut ensuite revenir en arrière ! A ce sujet, je citerais mon ami Pascal Lagriffoul, AFC : « Finalement, en HD, on passe son temps à nous proposer des solutions à des problèmes qui n’existaient pas auparavant ! »

Et les points positifs ?

Certainement la manière dont la Viper capte les couleurs. Comme le signal est couché sur l’information verte, toutes les balances de couleurs entre la lumière du jour et la lumière artificielle sont annulées. On a donc le sentiment de voir avec la caméra littéralement ce qu’on voit avec l’œil. Je me suis même amusé sur certaines séquences à mélanger les sources.
Par exemple, j’ai utilisé un Dino Light (3 200 K) non corrigé pour tricher le soleil qui rentre par les fenêtres, cet effet se mélangeant à la lumière ambiante et à divers tubes fluos 5 600 K ou autres petites choses à l’intérieur. Tout ça se balance d’une manière extraordinaire, et c’est très différent du rendu habituel des autres caméras HD à balance des blancs ou même bien sûr de la pellicule. Et puis, cette extraordinaire latitude dans les blancs que j’évoquais avant.

Et peut-on quand même envisager des effets colorés entre sources ?

On peut le faire ensuite à l’étalonnage, mais c’est sans doute un peu long. C’est vrai que je n’ai pas eu à le faire sur ce film. Mais si c’était le cas, j’utiliserais probablement sur les projecteurs des couleurs de théâtre plutôt que des filtres de conversion…

Comment avez-vous éclairé ?

On a tout tourné dans un appartement au 5e étage, et j’ai privilégié un coté très naturel à la lumière. L’idée de Claire Simon était de transmettre l’impression d’être proche du ciel. Une sorte de lumière très en phase avec la météo, qui joue parfois les changements de luminosité. Outre le Dino Light placé dehors, j’avais un plus Maxi Brute 9 lampes et un Alpha 4 kW en sources principales, le reste étant des petits rattrapages par des fluos dans l’appartement.
La caméra a une sensibilité d’environ 250 ISO, sur laquelle j’ai dû retrancher un filtre magenta 30 CC que j’ai placé en permanence pour casser la dominante verte de la Viper.

Avez-vous eu un soin précis sur le rendu des visages ?

Au niveau du maquillage, les comédiennes étaient préparées comme sur un film, tandis que leurs partenaires féminines non professionnelles ne l’étaient pas. Il a fallu trouver le bon dosage pour que ça ne se remarque pas. La réussite vient, je pense, en grande partie de la vraie richesse de tonalités, sans " à plat " fournie par la Viper. Par exemple, on a jamais dû se battre en étalonnage sur les peaux " de cire " telles qu’elles peuvent parfois sortir avec d’autres caméras HD. Je suis en tout cas très satisfait de la beauté des visages sur le film.

Vous évoquiez le fait que la réalisatrice a cadré elle-même le film. Comment décririez-vous son style ?

Il y avait, dans sa manière de cadrer, une grande réactivité, une grande spontanéité, notamment dans les panoramiques pour passer dans le dialogue d’un personnage à l’autre. Ce qui est formidable, c’est qu’elle a cadré ces séquences d’une façon complètement personnelle. Un style qu’un opérateur expérimenté aurait beaucoup de mal à faire naturellement, sans doute à cause de nos réflexes formatés. Là encore, on retrouve une vraie qualité documentaire, qui ne s’embarrasse pas du détail et qui va à l’essentiel.

Comment a-t-elle vu ses rushes ?

Claire a vu l’essentiel de ses rushes en DVD, sur un vidéo projecteur du commerce dans des conditions assez approximatives. Sur le plateau, elle pouvait tout de même regarder une sortie HD acceptable sur un moniteur 9044, à l’image plus dure et sans la dominante verte (grâce au filtrage caméra). Finalement, ce n’est qu’à l’étalonnage final sur Baselight (chez Hoverlord, à Liège) qu’on a pu enfin découvrir ensemble notre image, avec toute sa dynamique et sa richesse. Le " shoot " s’est ensuite effectué chez Filmic à Bruxelles, et le développement chez De Jonghe. Mais le film a aussi été finalisé d’après la conformation Data pour une projection numérique, ce qui me semble être la filière la plus respectueuse de l’image au final.