Les Ogres

Ils vont de ville en ville, un chapiteau sur le dos, leur spectacle en bandoulière. Dans nos vies ils apportent le rêve et le désordre. Ce sont des ogres, des géants, ils en ont mangé du théâtre et des kilomètres. Mais l’arrivée imminente d’un bébé et le retour d’une ancienne amante vont raviver des blessures que l’on croyait oubliées. Alors, que la fête commence !

J’ai rencontré Léa pendant mes études à La Fémis. J’avais beaucoup aimé son premier film, Qu’un seul tienne les autres suivront. Pour Les Ogres, elle voulait faire un film plus joyeux, plus solaire, plus libre.

Léa avait à cœur de trouver un type de tournage qui fasse le lien entre l’expérience du théâtre itinérant et celle du cinéma. Elle aspirait à une pratique cinématographique plus collective, moins hiérarchisée, mettant l’idée du groupe au centre de la fabrication du film.
J’ai donc constitué une équipe en conséquence, légère et polyvalente. Comme on avait assez peu de changements de décor, on a pu fonctionner avec deux assistants opérateurs, un chef électro et des renforts électro.
Et ça a vraiment pris. Grâce à Léa, le tournage fut une aventure humaine incroyable, nous étions une vraie troupe. Une ambiance joyeuse, beaucoup de solidarité, je me souviens de comédiens qui nous aidaient à tirer des prolongs ou à installer des projecteurs.

Recherche visuelle
Léa voulait une image « naturelle mais légèrement stylisée. C’est baroque mais cela doit rester punk, déjanté dans l’image, violent avec les chairs. Fellini chez la Mano Negra, Flaherty chez Fritz the Cat. »
On a beaucoup cherché, échangé des photos, des films. On a parlé de comment "salir" l’image, chercher la poussière, le grain. Essayer de ne pas tout voir, garder du mystère, de la poésie.
On a beaucoup parlé de Cassavetes. Meurtre d’un bookmaker chinois, Opening Night.
Une image belle et modeste. Quelque chose de tranchant. Et surtout une réflexion plus profonde sur la place de la caméra entre le comédien et la lumière.

Les photos de Bruce Davidson. Là aussi le grain est puissant. Le contraste très fort et des "flares", des halos qui surgissent.

Alexandra Sanguinetti était aussi une référence importante. Pour son rapport à l’enfance, ses couleurs franches et la poésie qui se dégage des clichés.

Essais image
J’ai fait plusieurs séries d’essais.
La première où j’ai comparé la Sony F55, l’Arri Alexa, la Red Dragon, dans les studios de TSF. Lors de la projection de ces essais au Max Linder, Léa avait clairement une préférence pour la Red Dragon. On a étalonné, avec Richard Deusy, afin de rapprocher les images des trois caméras entres elles. Finalement, c’est sur la Red que l’on a le plus "tiré" et on a surement fait apparaitre des défauts, un peu de couleur dans les noirs, un peu plus de contraste. Et tout de suite l’image paraissait moins neutre que l’Alexa ou la F55, elle avait plus de caractère, plus de "saleté".
Ensuite, j’ai fait des essais in situ, quinze jours avant le tournage, sur le premier campement. Le chapiteau était dressé. On a pu le filmer et essayer quelques déambulations.

On a aussi testé différents moniteurs pour Léa. Cela peut paraitre étonnant de tester ce type de matériel à ce moment précis mais cela nous a bien aidés à comprendre comment le plateau allait fonctionner. On cherchait donc quelque chose de léger et mobile. Avec Ronan, mon assistant, on a choisi de comparer un petit écran TV Logic 5’ avec une liaison HF HD et un petit Transvideo 5’ avec HF SD intégré. Et il n’y a pas eu photo... La liaison HF HD occasionnait des coupures de signal intempestives alors que le problème était moindre en HF SD (sûrement à cause de la structure métallique du chapiteau). Et l’encombrement du Transvideo HF SD était aussi bien meilleur. On y perdait en qualité d’image mais je crois, dans le fond, que ce n’est pas si mal pour un réalisateur de ne pas voir une image trop "définitive".
Pour ces essais, on a cherché longuement, avec l’étalonneur Richard Deusy, à mettre en place une LUT.

On a alors commencé à travailler la couleur. On a fait en sorte qu’il y ait moins de nuances dans chaque couleur. Des jaunes très saturés. Du contraste dans les basses lumières et quelque chose d’éclatant dans les blancs. On a pas mal maltraité l’image pour faire apparaitre du grain, des aspérités, quelque chose d’organique.
Ce travail d’étalonnage me plaît beaucoup. J’y retrouve quelque chose qui s’apparente aux choix de pellicules. Définir la palette de couleurs du film. Finalement l’objectif des caméras numériques aujourd’hui est de capter le maximum d’informations et elles le font toutes plutôt bien. J’ai l’impression que cette étape dite de "création de LUT" joue un rôle primordial dans le contrôle artistique de l’image. On peut tordre le réel, chercher une subjectivité dans l’image, inventer une esthétique.

Tournage
Léa souhaitait construire un plateau à 360 degrés dans lequel on pourrait être très libre. Pour l’éclairer, on a utilisé ce qui était déjà présent naturellement dans le décor : les guirlandes d’ampoules et les projecteurs de théâtre, de manière à ce que les comédiens soient capables d’inventer sans être arrêtés pour des questions d’éclairage ou de machinerie.
En même temps, tout cet éclairage était très réfléchi. On a fait un prelight important du chapiteau et on a filmé des déambulations avec les acteurs lors de notre deuxième série d’essais. On a alors ajusté les endroits trop sombres ou trop lumineux.
On a vraiment travaillé ensemble avec la chef déco, Pascale Consigny, et le chef électro, Nicolas Maupin, à ce sujet. On a sélectionné des glaces maquillage, des guirlandes, des lampes alambiquées. On a ajouté quelques Lucioles, Fresnel et Par64 accrochés à la structure. Et quelques projecteurs LED que l’on tenait à la main et qui tournaient en même temps que la caméra et les acteurs.
Toutes ces lampes de jeu, projecteurs de spectacle et projecteurs de cinéma, étaient réunis sur une même console et on pouvait tout piloter à distance avec un iPad !
Et la lumière vibrait, bougeait. Souvent pour nous arranger par rapport à un visage, parfois pour éviter des ombres de caméra ou de perches sur un comédien...

Les Ogres est un film choral avec beaucoup de comédiens. Assez vite, la caméra épaule s’est imposée. Il fallait que ce soit une danse. Que la caméra se retrouve être la main qui guide le spectateur dans un pas de deux, une ronde. La caméra devait être comme étourdie.
Tout au long du tournage, on a travaillé à créer une sorte d’hyper vigilance du plateau, une concentration de l’ensemble de l’équipe pour toucher la grâce, attraper la justesse.
Les acteurs étaient libres, il fallait que la caméra le soit aussi vraiment.
Certaines scènes étaient tournées avec un découpage plus classique et d’autres sans que l’on fasse jamais deux prises identiques. Il fallait donc que l’ensemble de l’équipe soit réactif à cette improvisation permanente.

Lorsque la gamine (Adèle Haenel) perd les eaux en plein spectacle, on avait prévu de tourner la scène à l’intérieur du chapiteau en plan séquence. Une fois que toute la troupe passe la porte pour sortir du chapiteau, personne n’avait envie d’arrêter le plan. Du coup les acteurs sont sortis ne sachant pas trop quoi faire. J’ai réajusté le diaph à la volée, le perchiste a équipé "à l’arrache" son micro d’une bonnette antivent. L’assistant réal a lancé toute la figuration du parking qui n’était pas du tout briefée... Il y avait quelque chose de magique. Les acteurs ne savaient pas ce qu’ils devaient faire et ça correspondait tellement à la scène !
C’est vraiment incroyable, on passe notre temps à fabriquer les situations et c’est amusant de voir comme parfois le réel peut nous rattraper !

Crew

Premier assistant opérateur : Ronan Boudier
Deuxième assistant caméra : Simon Roche
Chef électricien : Nicolas Taupin

Technical

Matériel caméra : TSF Caméra (caméra Red Epic Dragon, optiques Cooke S4 et zoom Angénieux Optimo 28-76 mm),
Matériel lumière, machinerie : TSF Lumière, TSF Grip
Postproduction : M141
Etalonneur : Richard Deusy