Les archives Aaton à la Cinémathèque française

Par Laurent Mannoni, membre consultant de l’AFC

AFC newsletter n°297

« Je suis le Ciné-Œil. Je suis un bâtisseur. Je me libère de l’immobilité humaine. Mon chemin mène à la création d’une perception inédite du monde. C’est pourquoi je déchiffre d’une manière nouvelle un monde qui vous est inconnu… »
(Dziga Vertov, juin 1923).

1999 : constatant que la Cinémathèque française ne conserve rien de la production Aaton – absolument rien, aucun appareil, aucun document ! – nous envoyons (sans grand espoir à vrai dire, puisque beaucoup de lettres de ce type restent souvent sans réponse) une missive au fondateur de cette entreprise, Jean-Pierre Beauviala, pour lui demander de nous aider à faire en sorte que les fruits de son travail puissent être préservés au sein des collections cinématographiques françaises. Quelques jours après, le 25 juin précisément, une belle caméra Aaton 35 mm nous est livrée de Grenoble par porteur, en guise de premier don. Début d’une longue et complexe aventure.
Certes, il y avait longtemps que Jean-Pierre Beauviala pensait à la Cinémathèque française pour abriter les éléments les plus saillants de son parcours. N’avait-il pas dit dans les Cahiers du cinéma, dès 1983, qu’il réserverait le fameux prototype 8/35 à notre institution ? Il suffisait donc, simplement, de le relancer sur ce sujet. Et aussi et surtout d’obtenir sa confiance, ce qui était plus difficile.

Nos premières visites à Grenoble furent passionnantes. L’équipe était formidable : Martine Bianco, Thora van Male, Pierre Michoud, Bernard Rivoire, Yves Rivière et d’autres encore, tous passionnés, accueillants, généreux – de grands professionnels. Il régnait un climat étrange dans cette manufacture d’instruments de précision et factory wharolienne, lieu de naissance de nouvelles machines, de nouvelles images, de nouveaux sons : atmosphère folle, atypique, électrique, à la fois rigoureuse et anarchique, toujours sur la brèche. Pour reprendre une formule aatonienne, « les caméras faisaient des images, et les images faisaient des caméras ».
Les archives étaient éparpillées partout, à tous les étages, au grenier, dans une étable servant de garage, dans la maison de Jean-Pierre à Mens. Il nous fit le tour de ses richesses, y compris à Mens – une maison extraordinaire qui reflétait parfaitement sa personnalité. C’est là, en fouillant dans un carton, devant moi émerveillé, qu’il retrouva le corps de la mythique 8/35 mise au point avec Jean-Luc Godard.
Le fameux magasin (où il est inscrit : « Jean-Luc Godard a pensé à vous. Et vous ? ») manquait. Il le retrouva quelques mois plus tard, dans un autre carton, et nous fit don en 2008 de cette pièce unique. Elle avait été conçue à partir de 1977, non sans difficultés, d’une part par Jean-Pierre qui désirait un appareil aussi léger que l’équipement de campagne porté sur le dos par Cézanne en 1873, et d’autre part par Jean-Luc Godard qui rêvait d’une caméra petite mais professionnelle, de type Eyemo mais plus évoluée, prête instantanément à l’emploi, et que l’on puisse ranger dans le panier avant d’un vélo.

La confiance s’étant installée, nous fûmes en mesure d’effectuer, avec Laure Parchomenko, de fréquents retraits d’archives. Nous revenions à Paris, le camion plein de papiers transférés immédiatement dans des boîtes de conservation. C’étaient des moments heureux. Nous avions le sentiment de sauver et de rassembler en un seul endroit l’histoire d’une entreprise technique/industrielle/esthétique singulière.

En 2007, la Cinémathèque française, pour mieux valoriser sa collection de machines – plus de 6 000 appareils aujourd’hui ! – décida de créer un "Conservatoire des techniques". La conférence inaugurale fut marquée par la présence de Jean-Pierre, qui témoigna longuement de son passage au sein d’Eclair durant les années 1960. Par la suite, il renouvela à plusieurs reprises au Conservatoire ses communications passionnantes et très appréciées, notamment lors d’un grand congrès sur la préservation du cinéma numérique (2011) : il se distingua en lançant des fragments de pellicule 35 mm aux quelques 400 personnes ravies, réunies dans la salle Henri Langlois pour l’entendre.
Les discussions avec lui étaient riches d’enseignement, puisqu’il avait mille choses à témoigner : sa passion pour l’architecture et sa détestation de certains bâtiments récents ; l’apport de l’électronique au cinéma, les défauts et avantages du numérique ; la conservation des films ; les avantages du Super 16 (merci Rune Ericson), du 35 mm 3 ou 2 perf ; l’ergonomie des caméras anciennes et modernes ; les débuts de Aaton en mars 1971 avec ses premiers coéquipiers (Jacques Lecœur, François Weulersse, Hugues Vermeille, Robert Leroux) ; ses surprenantes interventions en tant qu’acteur dans quelques films (Incognito, d’Alain Bergala, Les Favoris de la Lune, de Otar Iosseliani) ; le procès terrible intenté par Arri en 1983 qui faillit couler son entreprise ; les échecs ou projets non aboutis (l’Aaton-K, le caisson sous-marin, la caméra 9,5 mm) ; la mise au point de la Paluche (l’un de ses premiers utilisateurs, l’ami Jean-André Fieschi, offrit son exemplaire à la Cinémathèque avant de mourir) ; ses relations avec Godard, Rouch, Depardon, Coppola – que d’anecdotes savoureuses au sujet de ce dernier ! Son credo, même avec le numérique, restait celui de ses débuts : « Liste des caractères que je trouve essentiels pour une caméra de cinéaste indépendant : 1) La haute définition, 2) La compacité, 3) L’ergonomie, 4) Le silence, 5) Le marquage du temps » (1991).

Mais au fil du temps, Jean-Pierre devenait de plus en plus tourmenté par son entreprise qui traversait de graves difficultés économiques. Les derniers retraits d’archives par nos soins se firent dans la tempête. Il craignait que ce qui restait rue de la Paix disparaisse dans une faillite ou liquidation : nous fûmes à plusieurs reprises appelés d’urgence pour vider les locaux, dans des conditions parfois pénibles. A cette époque, Jean-Pierre, qui était toujours obsédé par l’avenir du cinéma et non pas par son passé, répugnait à considérer que l’aventure d’Aaton était terminée et que son histoire, dès lors, pouvait être archivée, analysée, racontée (par d’autres, de surcroît). Dans un sens, à ce moment de sa vie, l’archive, la conservation et la muséographie d’Aaton (qui entrait symboliquement au "Musée du cinéma" de la Cinémathèque), équivalaient pour lui à une sorte de disparition avant l’heure.
Dès lors, le dialogue devint difficile. Pourtant, tout était réuni pour faire en sorte que ses archives vivent : inventaire des boîtes par Alexia de Mari et des films par Marianne Bauer ; création d’un projet de recherche ANR par Gilles Mouëllic (université de Rennes) avec la Cinémathèque française ; augmentation de la collection grâce à la grande générosité et compréhension du nouveau propriétaire d’Aaton, Jacques Delacoux, qui offrit toute la gamme des Cantar et de nouvelles caméras, dont la Penelope et la Delta…

"Nolens volens", je garderai le souvenir d’un ingénieur surdoué, original, exigeant, drôle, paradoxal, d’un esprit à la fois fantasque et très savant, ludion insaisissable toujours en mouvement. Il était le successeur d’une grande lignée de créateurs et ingénieurs français (Etienne-Jules Marey, Louis Lumière, Jules Carpentier, Pierre-Victor Continsouza, Jean Méry, André Coutant bien sûr, que Jean-Pierre avait côtoyé). Il me laissait pantois d’admiration, non seulement parce qu’il avait conçu des appareils et des systèmes qui ont marqué l’histoire (les moteurs quartz Eclair en 1968, le single-system en 1971, l’Aaton 16 en 1972, la Paluche en 1975, le time-code en 1977, la Aaton 35 mm en 1989, l’A-Minima en 2000, les géniaux Cantar X1 et X2 en 2003 et 2008, la superbe Penelope en 2008, la Delta en 2012, etc.), mais aussi et surtout parce que tous ses (beaux) appareils avaient changé l’écriture formelle du cinéma. Il poursuivait le programme esthétique de Dziga Vertov, il était l’homme-caméra moderne du Kino-Glaz, obstiné à libérer le cinéma de toutes ses entraves.

La mémoire de Jean-Pierre Beauviala est donc désormais préservée en grande partie par la Cinémathèque française. Caroline Champetier a joué un rôle immense, ces dernières années, pour faire en sorte que cette longue aventure de sauvegarde archivistique reprenne tous son sens.
Il faut insister sur un point : c’est la première fois dans l’histoire française que les archives d’une société de fabrication d’appareils de cinéma sont conservées dans leur quasi intégralité. Les archives Lumière, Carpentier, Continsouza, Debrie, Coutant, Eclair, etc., ont entièrement disparu, il n’en reste que des bribes, c’est une catastrophe. Aujourd’hui, nous disposons à la Cinémathèque française de plus de 700 boîtes d’archives Aaton, de nombreux plans, des films (désormais numérisés pour la plupart, comme par exemple le film 16 mm tourné pendant les événements du Larzac en 1972), et 29 machines (fonds encore à compléter, voir la partie du catalogue consacrée à Aaton) : un ensemble unique, complexe, ouvert à la recherche.
Le fait que cette collection Aaton soit entrée à la Cinémathèque française, aux côtés des fonds Etienne-Jules Marey, Georges Méliès, Fritz Lang, Jean Vigo, François Truffaut, Marcel Carné, Friedrich Murnau, Jacques Demy, Jean Epstein, Chris Marker, etc., en dit beaucoup sur le récent et bénéfique changement de regard des institutions patrimoniales et de la recherche universitaire sur l’histoire de la technique cinématographique. « La Renaissance est née au moment où les artistes ont pris conscience du pas immense qu’avait fait l’humanité dans le domaine de la technique et de la science » (Roberto Rossellini, 1963).

En vignette de cet article, l’Aaton 8-35 de Jean-Luc Godard et un élément de ses plans - Photo Stéphane Dabrowski, Cinémathèque française.