Les avantages à être une femme directrice de la photographie

Article écrit par Leslie Leyzour, publié en anglais sur le site Internet de la SBC

La Lettre AFC n°306

Quand j’ai intégré l’Insas en image, ma mère m’a ramené de Grande-Bretagne un tee-shirt rose fushia intitulé "The advantages of being a woman artist", créé par un groupe d’artistes féministes appelées les Gorilla Girls (photo ci-contre). Je l’ai porté fièrement, d’abord à l’école, puis sur les tournages, en me disant que c’était rigolo et un peu engagé, donc bien.

En fait, ça permettait surtout à tout un chacun de loucher sur ma poitrine en faisant semblant de lire le texte écrit en petits caractères, juste au niveau de mon soutien-gorge. Toujours est-il que je n’ai compris que des années plus tard, quand j’ai commencé à travailler tout en devenant maman, les "avantages" à être femme et artiste. Face au nombre grandissant de femmes cheffes opératrices à la Belgian Society of Cinematographers, j’ai eu envie de les rencontrer pour voir qui elles étaient, quels étaient leurs parcours, si elles avaient été confrontées aux mêmes problèmes que moi, ou à d’autres, et ce qu’elles pensaient de leur double étiquette de femme et de directrice de la photographie.

Pourtant en proposant cet article à la SBC, puis aux artistes concernées, je me suis d’emblée autocensurée. En effet, dans mon e-mail d’introduction, je précisais ingénument que je souhaitais parler d’elles sans faire un article "trop" féministe ; comme si le féminisme était tabou. Pour rappel, pour les personnes qui, comme moi, auraient tendance à donner une connotation négative au mot, le féminisme, c’est tout simplement tendre à l’égalité entre hommes et femmes. Or, pour le sujet qui nous occupe, à savoir les femmes cheffes opératrices et membres de la SBC, le constat est univoque : nous pouvons encore progresser. Je dis "nous", car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’inégalité entre les hommes et les femmes n’est pas toujours le résultat d’un machisme 100 % masculin, mais est aussi dû aux femmes elles-mêmes, qui, comme moi, s’autocensurent, n’osent pas s’affirmer ou trouvent tout bonnement normal qu’il y ait des différences entre hommes et femmes.

En rencontrant ces femmes, j’ai d’abord été frappée par le fait que les plus anciennes membres de la SBC étaient les plus engagées dans la lutte pour l’égalité, contrairement aux nouvelles recrues qui ont souvent commencé la discussion en disant : « Pour moi, il n’y a pas de différence entre mes collègues masculins et moi » - et puis, au fur et à mesure qu’une telle racontait telle expérience de tournage, une autre tel accrochage avec la production à propos de son salaire, elles réalisaient qu’en fait, elles avaient toutes été confrontées à ces problèmes, et que, non, ce n’était pas tout à fait normal. Cette différence d’attitude s’explique sans doute par le fait qu’au début des années 1980, il était très facile de devenir assistante caméra pour une femme (voire plus facile que pour un homme) car on leur reconnaissait des qualités propices au poste : "organisée", "rigoureuse", "méticuleuse". En revanche, lorsqu’il s’agissait d’accéder à un poste de cadre ou de lumière, les directeurs de production s’inquiétaient de la capacité d’une femme à « pouvoir gérer une équipe majoritairement masculine ». Certains collègues opérateurs n’hésitaient pas à dire frontalement : « Chef opérateur, ce n’est pas un métier pour une femme ». Bien sûr, à cette époque, les premières femmes cheffes opératrices ont commencé à faire parler d’elles, comme Agnès Godard en France, toutefois leur réussite était encore suffisamment exceptionnelle pour être remarquable. En règle générale, il était plus commun de proposer à ces femmes d’enseigner l’image que de collaborer sur un film, surtout lorsque celles-ci commençaient à avoir des enfants.

Aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé : les cheffes opératrices sont, non seulement mieux admises par leurs pairs comme par les productions, mais, en plus, gagnent des prix prestigieux, comme Virginie Surdej qui a obtenu le Magritte de la meilleure image pour Une famille syrienne, de Philippe Van Leeuw, en 2018, ou Juliette Van Dormael qui a remporté le prix "Best Cinematographer’s Debut" à Camerimage, en 2016, pour Mon ange, de Harry Cleven. Et il est vrai que la femme de cinéma est à l’honneur. Le 69e festival de Berlin s’est même engagé, en 2019, à promouvoir la parité dans l’industrie du cinéma, que ce soit par les films présentés (réalisés pour moitié par des femmes) ou par les membres du jury.

Juliette Van Dormael à Camerimage
Juliette Van Dormael à Camerimage


Virginie Surdej et Philippe Van Leeuw sur le tournage d'"Une famille syrienne"
Virginie Surdej et Philippe Van Leeuw sur le tournage d’"Une famille syrienne"

Cependant il reste beaucoup à faire. Certes, il y a plus de directrices de la photographie mais, en réalité, il y a beaucoup plus de directeurs de la photo qu’il y a vingt ans et le ratio hommes-femmes à exercer ce poste reste le même, à peu de choses près. Pourtant il y a souvent le même nombre, voire davantage, d’étudiantes que d’étudiants qui sortent des classes d’image des écoles de cinéma. Alors que se passe-t-il entre les bancs de l’école et les films qui se tournent ? Beaucoup deviennent assistantes caméra, certaines électriciennes, quelques unes machinistes, bon nombre d’entre elles enseignent et/ou occupent des postes académiques dans les différents organismes de défense de l’image. À titre d’exemple, la remarquable parité hommes / femmes dans le comité d’enseignement d’Imago alors que les femmes ne représentent que 10 ou 12 % des membres. Il est vrai qu’il en va de même pour les jeunes chefs opérateurs qui se lancent. L’allègement des contraintes techniques, la relative facilité permise par l’avènement du numérique, la multiplicité des écoles de cinéma permettent à de plus en plus de personnes de se lancer dans une carrière d’opérateur, alors que l’industrie du cinéma ne permet pas d’offrir à tous des opportunités à ce poste. Sauf que, pour une femme, il est bien plus difficile de faire carrière comme cheffe opératrice que pour un homme. Preuve en est les huit femmes interviewées pour la rédaction de cet article sur les quatre-vingt-un membres de la SBC.

Constat tout aussi alarmant : les femmes cheffes opératrices, à compétences et niveaux d’expérience égaux, sont, la plupart du temps, payées moins que les hommes. Il n’y a malheureusement pas d’études belges sur le sujet mais, selon une étude française du CNC sortie en mars 2019, celles-ci seraient payées 18,4 % de moins que leurs homologues masculins. Ceci s’explique en partie par le fait qu’on ne leur propose pas les mêmes films. En effet, sauf cas exceptionnel, les films à gros budget (au-delà de huit millions d’euros), sont mis en lumière quasi exclusivement par des hommes. Bien entendu, on peut se demander si ce plafond de verre est réellement imputable à leur genre ou consécutif aux compétences et aux choix de chacune. Toutefois, lorsqu’un directeur de production demande à une cheffe opératrice : « Es-tu capable de gérer une plateau d’une telle ampleur ? », on est en droit de s’interroger sur le double sens de la question. De même qu’on peut s’inquiéter lorsque, lors d’un casting de chefs opérateurs, la production propose un salaire plus élevé à un collègue masculin.

Alors que faire ? Imposer des quotas partout ? Dans les écoles, sur les tournages, dans les festivals ? Le quota a du bon car il permet de poser un cadre légal, d’imposer un changement de comportement afin d’amorcer un changement de mentalités. Toutefois, pour la plupart des femmes que j’ai interrogées, les quotas, c’est souvent délicat. Elles-mêmes ne choisissent pas toujours leur équipe en fonction du genre, mais par affinités et compétences. Même si cela leur arrive parfois lorsqu’elles travaillent sur des films sur les femmes et/ou sur des films dont l’équipe, à commencer par la réalisatrice, est majoritairement féminine. Le cinéma est encore majoritairement un cinéma d’homme avec un regard sur les femmes très machiste. Héritage de la peinture classique, la femme à l’écran doit être belle, désirable, sublimée par la lumière. Ainsi, plus les actrices vieillissent, plus la lumière doit palier leurs défauts. A contrario, ces cheffes opératrices sont choisies parce qu’elles proposent "un regard féminin", "une douceur organique", "une certaine sensibilité". En ce sens, la discrimination positive a du bon, mais faut-il pour autant les limiter à un cinéma féministe ? Ne peuvent-elles pas, si elles en ont le désir, faire du cinéma commercial à gros budget ? Et si l’on prend la problème à l’inverse : pourquoi devrait-on être une femme pour changer le regard posé sur les femmes ? Ne faut-il pas au contraire plus de directeurs de la photo féministes, de quelque sexe que ce soit, si l’on veut changer les mentalités en profondeur ?

Un autre aspect du problème, même s’il ne concerne qu’une partie de ces femmes, réside bien entendu dans la parentalité. Il est beaucoup plus admis par la société en général et par l’industrie du cinéma en particulier, qu’un homme parte loin de sa famille pour tourner, alors que, pour une femme, il faut encore trop souvent choisir entre carrière et maternité. Il n’est bien entendu pas question de dire que les chef opérateurs masculins ne se soucient guère de leurs enfants mais force est de constater que peu de leurs homologues féminins ont la possibilité, grâce à leur partenaire ou leur entourage, de laisser derrière elles leurs enfants pendant de longues périodes plusieurs fois par an. Le problème n’est évidemment pas limité aux seules cheffes opératrices mais bien sociétal. Pour que les choses changent, il faut une vraie équité dans le couple, à commencer par les congés parentaux - ce qui est loin d’être le cas (quinze semaines de congé maternité pour les femmes contre dix jours de congé paternité pour les hommes).

Mais il s’agit aussi de changer la façon dont on fait des films. L’industrie du cinéma, la compétition entre opérateurs, les contraintes économiques poussent les opérateurs à enchaîner frénétiquement les tournages pour acquérir de l’expérience et des salaires confortables. Certaines de ces femmes ont choisi un autre type de cinéma, un peu en marge de l’industrie cinématographique. Elles font des films avec moins de budget, qui demandent beaucoup d’investissement personnel mais qui leur permet aussi de s’enrichir professionnellement et humainement. Même si cela implique d’avoir moins de visibilité que les hommes, pour elles, il est nécessaire de faire des pauses entre chaque film pour pouvoir assimiler ce qu’elles ont vécu et mieux repartir sur le projet suivant, mais aussi pour trouver un juste équilibre entre vie privée et métier-passion, sans pour autant renoncer à leur carrière...

Comme je l’ai dit plus haut, le sujet est controversé et sensible et il faudrait y consacrer une étude plus approfondie, mais les femmes de cinéma ont le vent en poupe ces temps-ci, et nos cheffes opératrices belges ne font pas exception, alors profitons-en pour trouver un équilibre plus juste.

Leslie Leyzour Charreau est assistante et cheffe opératrice, elle est aussi rédactrice pour le site Internet de la SBC.