Les films d’auteur, au cœur du débat sur les salaires

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°230

Le Monde, 6 mars 2013
L’extention annoncée de la convention collective irrite les producteurs indépendants.
Michel Sapin s’est fait de nouveaux amis, dans le cinéma d’auteur... Quelques phrases prononcées par le ministre du travail, le 26 février, lors de son audition à l’Assemblée nationale, ont mis le feu aux poudres. Devant les députés de la mission d’information sur les conditions d’emploi dans les métiers artistiques, Michel Sapin n’a pas seulement défendu avec vigueur le régime des intermittents du spectacle.

Il a aussi répondu à une autre question qui fâche, sur la convention collective de la production cinématographique. Celle-ci prévoit des minima salariaux pour les techniciens, de l’habilleuse au chef décorateur. Signée en janvier 2012, elle n’est toujours pas applicable, car le sujet est sensible. Comment fixer des minima dans un secteur aussi divers, entre les films d’auteur, souvent peu dotés, et les grosses productions dépassant les 10 millions d’euros ? « Quand la valeur d’ajustement c’est le salarié, il y a quelque chose qui me choque, moi qui suis de gauche. On ne peut pas considérer que c’est toujours moins payer, toujours moins protéger les gens qui est une valeur, correspondant y compris à un cinéma engagé. J’en ai peut-être trop dit... », a souri le ministre. Dans la ligne de mire, le cinéaste " engagé " Robert Guédiguian, qui expliquait dans Le Monde, le 26 décembre 2012, qu’il n’aurait pas pu faire ses sept premiers films s’il avait dû respecter les minima salariaux...
Cela fait plus d’un an que la convention collective a été signée - par le SNTPCT, la CGT, FO et la CGC, et, côté patronal, seulement par l’Association des producteurs indépendants (Pathé, Gaumont, UGC et MK2). Mais elle n’a pas encore été " étendue " par le ministère du travail. Le texte est critiqué par la grande majorité des producteurs, en particulier ceux qui financent des films fragiles.

Un texte alternatif
La convention collective prévoit certes une clause dérogatoire, mais provisoire, pour les films de moins de 2,5 millions d’euros. « Avec les tarifs de cette convention, environ soixante-dix films fragiles ne pourront plus se faire chaque année. Et plus aucun documentaire, sauf les grosses productions type Océans. Ou alors, les films se tourneront à l’étranger, et les conséquences seront catastrophiques pour l’emploi », résume Juliette Prissard, déléguée générale du Syndicat des producteurs indépendants (SPI). En pointe dans ce combat, le SPI a proposé un texte alternatif avec l’AFPF, l’APC, l’APFP et l’UPF, auquel s’est récemment ralliée la CFDT.
Ce texte alternatif prévoit trois niveaux de rémunération, selon le budget des films. Bertrand Gore, producteur de Goodbye Morocco, sorti en salles le 13 février, s’explique : « On a produit le film de Nadir Moknèche avec 2,5 millions d’euros, avec une équipe française, payée à moins 20 % du tarif. Trouver 150 000 euros de plus, c’était impossible. » Il ajoute : « La plupart des films césarisés sont issus de productions indépendantes. Comme Séraphine (2008), de Martin Provost, qui a eu sept Césars et a fait 800 000 entrées en salles. Ce serait une aberration de dire que ce film ne doit pas exister... »

Mais le texte alternatif pose problème : il officialise une pratique, certes existante, qui consiste à diminuer les salaires en échange d’une participation aux recettes du film. Or, trop souvent, l’équipe de tournage ne voit pas la couleur de cet argent, même en cas de succès en salles... « Notre proposition est claire : 10 % des recettes du film seraient affectés aux salariés. L’organisme Audiens en assurerait la redistribution », complète Bertrand Gore.
Devant les parlementaires, le 26 février, Michel Sapin a pris tout le monde de court en annonçant « la fin de la récré ». En clair, la convention collective va être étendue prochainement. Et des négociations devront s’ouvrir simultanément pour tenir compte de la situation des films fragiles, a indiqué, en substance, le ministre.
Or, le 28 janvier, le ministère du travail avait semblé poser un préalable : les signataires de la convention collective avaient pour mission de préciser les contours de leur clause dérogatoire sur les films fragiles. A charge pour eux de montrer que le texte permet bien de préserver la " diversité " du cinéma.

Pourtant, une étude d’impact sur les films fragiles ne semble plus à l’ordre du jour. « Certes, nous travaillons à affiner notre texte, en vue de la négociation sur les films fragiles. Mais le ministère ne peut pas nous faire injonction de lui remettre une étude d’impact. Nous le lui avons fait savoir », confirme Laurent Blois, du SPIAC-CGT, avant d’ajouter : « C’est au ministère de la culture de prendre ses responsabilités, pour préserver la diversité. Il suffirait de 10 millions d’euros pour régler la question. »
Une telle « idée magique » n’est pas d’actualité, explique l’entourage de Michel Sapin. Mais un « mécanisme social » devra être trouvé. Car chacun se tient par la barbichette. D’autres dossiers se profilent, comme la renégociation de l’assurance-chômage des intermittents du spectacle. Et les techniciens du cinéma en sont !

La dérogation pour les films fragiles, une idée à préciser
C’est l’un des volets sensibles de la convention collective de la production cinématographique. Une clause dérogatoire, pour une durée de cinq ans, autorise des niveaux de rémunération moindres pour les salariés, lorsque les productions ont un budget inférieur à 2,5 millions d’euros. Une commission serait chargée de désigner les films éligibles. Elle serait composée de représentants de syndicats, d’organisations patronales, et aussi de producteurs. « Si on demande aux salariés de faire des sacrifices, il est normal que l’économie du film soit examinée », estime le SPIAC-CGT, signataire du texte. Seuls 20 % des films d’initiative française pourraient bénéficier de la dérogation, soit environ 40 films. Une question, parmi d’autres : que se passera-t-il si un film reçoit l’agrément du Centre national du cinéma (CNC), mais n’obtient pas le feu vert de la " commission de dérogation " ? « Le film devra se faire au tarif normal, ou peut-être qu’il ne se fera pas... », reconnaît-on au SPIAC-CGT.

(Clarisse Fabre, Le Monde, 6 mars 2013)