"Les films peuvent être des armes de construction massive"

Hommage de Gilles Porte, AFC, à Bertrand Tavernier
Jeudi, 25 mars 2021, Lima… En posant mon pied au Pérou, j’apprends que Bertrand Tavernier a pris un aller-simple pour l’au-delà... Etait-ce pour cela que le ciel était si rouge quand mon avion a survolé le continent américain dont le cinéaste lyonnais a si souvent vanté le cinéma ?

La première fois que je rencontre Bertrand Tavernier, c’était lors du tournage d’un court métrage réalisé par Xavier Durringer. Ça s’appelait Petits riens. Bertrand Tavernier et Frédéric Bourboulon produisaient une série de courts métrages avec leur production Little Bear. L’idée était simple : confier l’écriture de scénarios sur le racisme au quotidien à des jeunes et demander ensuite à des cinéastes confirmés de les réaliser.
Bertrand Tavernier n’a eu de cesse de rester en contact avec la jeune génération. Lorsqu’il s’enthousiasmait sur un premier film, il profitait alors de sa notoriété pour mettre en avant le(la) cinéaste et le film qu’il avait remarqué. Comment l’oublier, lui qui s’était montré si généreux avec Quand la mer monte, avant même la reconnaissance de toute une profession ?
Lors de la sortie de son film Holy Lola, en novembre 2004 – où Bertrand Tavernier s’attardait sur le désir viscéral d’un couple d’avoir un enfant – le cinéaste profitait de la moindre occasion pour nous tendre la main, avec Yolande. Régulièrement invité chez des médias, il n’a eu de cesse de citer Quand la mer monte, sorti 15 jours plus tôt, afin de conseiller aux spectateurs de s’engouffrer dans une salle de cinéma avant que notre film ne soit retiré de l’affiche ! Il y a des images et des sons plus fragiles que d’autres… Bertrand Tavernier le savait ! Il connaissait ce type de cinéma sur le bout de ses doigts et n’ignorait rien de la manière dont Quand la mer monte avait été tourné. Un soir, Ii m’avait appelé personnellement après que je sois intervenu sur une radio indépendante pour énoncer quelques vérités. Je me souviens… J’avais demandé à ce que le public connaisse les identités des personnes qui choisissent quels films ont accès à certaines salles et certaines chaînes hertziennes, unique moyen parfois pour un public de rencontrer certains films. Tous les multiplex nous avaient été refusés, même après un succès public, la reconnaissance d’une profession (César) et celle des critiques (Prix Louis Delluc) :
« Qui sont ces personnes qui estiment quel film est populaire et lequel ne l’est pas ? Où passent-ils leurs vacances ? Que font-ils ? Que mangent-ils ? Où leurs enfants vont-ils à l’école ? Ne sommes-nous pas en droit d’avoir des réponses à ces questions puisqu’eux décident de ce que nous devons voir ou pas ? »...

J’étais très très énervé ! Après m’être battu "bec et ongles" pour que Quand la mer monte existe, il fallait maintenant que je continue de me battre pour qu’il puisse être vu ! Notamment dans des petites villes de province, où j’ai grandi. Je trouvais cela profondément injuste ! Alors que certains m’avaient plutôt conseillé de me taire, d’être « plus consensuel » (sic) afin d’espérer continuer à travailler dans ce milieu, Bertrand Tavernier, lui, m’avait encouragé, au contraire, à ne jamais laisser tomber face à des décideurs qui se trompent régulièrement. Dans la foulée, il m’avait même proposé de réaliser un film chez Little Bear. Il m’avait parlé d’un « scénario orphelin » (sic)… Si je n’avais pas été convaincu par sa proposition, je me souviens cependant m’être dit que c’était finalement pas si mal que des orphelins puissent trouver refuge chez Little Bear...
Beaucoup de très belles choses ont été écrites dernièrement pour rendre hommage à cet immense cinéphile... Personnellement, je garderai de Bertrand Tavernier quelques-uns de ses mots découverts dans le quotidien L’Humanité[1], en novembre 2004, au moment de la sortie de son film Holly Lola, qui correspondait quasiment à celle de Quand la mer monte

« […] À un autre moment, Isabelle Carré n’était soi-disant pas « prime time », comme si elle n’était actrice qu’à partir de 23 h 15 ! […] Il y a une peur face à ce qui sort des normes, une absence de vrais contacts artistiques. […] Moi, j’ai passé mon temps à affronter des gens qui me disaient que mon film n’avait aucune chance de rencontrer un public, de L’Horloger de Saint-Paul à La Vie et rien d’autre et d’Autour de minuit à L.627. […] Il faut être passionné, curieux, exigeant, ne pas céder. On doit continuer à se battre, comme on l’a fait pour les – intermittents et d’autres sujets importants, dans les diverses associations et aussi par nos films. Par le fait qu’ils existent. […] Sur son lit de mort, David Lean disait à John Boorman : "On a fait un métier formidable ! On a fait des films !"… Boorman avait répondu : "Et pourtant combien sont-ils à avoir essayé de nous en empêcher ?" ... Et Lean, qui aimait avoir toujours le dernier mot, de rétorquer : "Oui. Mais on les a eus !". Quelques jours après, il était mort. […] »

J’étais en plein doute le jour de la sortie de Quand la mer monte, comme n’importe quel cinéaste. Il faut dire que le premier mercredi de sa sortie, dans 73 salles d’Art et d’Essai, en face d’Un long dimanche de fiançailles – sorti, lui, sur 1 000 copies – il y avait eu un seul spectateur au cinéma le Balzac, à Paris, à la séance de 22h ! Je me souviens... Yolande avait appelé alors Jean-Jacques Schpoliansky, le directeur du cinéma, pour demander le nom et le prénom du spectateur ! Bertrand Tavernier s’était esclaffé de rire quand je lui avais raconté cette anecdote en ajoutant que nous sommes nombreux à pouvoir faire une statue à ces cinémas d’Art et d’Essai qui permettent à une diversité de s’exprimer et à un bouche à oreille d’exister, en laissant un peu de temps à des films. C’était sans doute un autre temps ! Le cinéma Le Balzac avait gardé six mois Quand la mer monte à l’affiche, comme le Saint-André des Arts. Parler de cinéma avec Bertrand Tavernier, c’était toujours évoquer aussi les salles de cinéma qui nous manquent si cruellement aujourd’hui.
Merci monsieur Bertrand Tavernier d’avoir souvent rappelé que « certains films sont des armes de construction massive ! » (sic) et que "les salles de cinémas sont des lieux de Résistance ! » (sic)
Pas un jour, au cours de mes cinq ans de présidence de l’ACID, je n’ai oublié vos mots et je dois sans doute une grande partie de mon engagement grâce à certains de nos échanges..
Pas un jour, au cours de mes trois années de présidence au sein de l’AFC, je n’ai oublié l’élégance que vous aviez chaque fois que vous évoquiez Pierre-William Glenn, votre directeur de la photographie, sur votre premier film L’Horloger de Saint-Paul, comme lors de cette Master Class 2018 à l’École nationale supérieure Louis-Lumière[2].
Merci monsieur Bertrand Tavernier de n’avoir cessé de mettre en avant des cinémas et des cinéastes très différents…
Vous allez nous manquer quand les salles vont rouvrir ! Combien serons-nous alors à attendre vos suggestions dès que l’embouteillage de films – plus de 400 aujourd’hui – va s’emparer des écrans ? Qui, aujourd’hui, pour évoquer, avec beaucoup de déontologie, un film dont nous n’aurions peut-être jamais entendu parlé si vous ne vous vous étiez débrouillé pour nous l’évoquer au hasard d’un rendez-vous où vous étiez plutôt convoqué pour parler de vous ?

[1] "Les films peuvent être des armes de construction massive. Bertrand Tavernier" (article de L’Humanité réservé aux abonnés, voir de plus longs extraits dans le document ci-dessous)
[2] Master Class du réalisateur Bertrand Tavernier, par Gérard Kremer sur le site de Mediakwest.

En vignette de cet article, une images prise dans le désert de Nazca (Pérou) où l’on aperçoit (!) le réalisateur Damien Dorsaz, en plein repérages de son premier film intitulé Lady Nazca… J’ai laissé une large place au ciel en pensant à vous et en me disant que peut-être pourriez vous encore accompagner un peu de là-haut Damien... (GP)