Libre-échange : comment les Français ont rallié des cinéastes de tous les pays à leur cause

Par Clarisse Fabre

AFC newsletter n°233

Le Monde, 18 juin 2013
Ce communiqué est envoyé par les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne. Son titre : A Wonderful Victory for European Culture, une merveilleuse victoire pour la culture européenne. Il s’agit de saluer la décision, prise vendredi 14 juin, lors de la rencontre des ministres européens du commerce extérieur à Luxembourg, d’écarter les services audiovisuels et le cinéma des négociations de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Europe.

Jusqu’au bout, les deux cinéastes belges, deux fois lauréats de la Palme d’Or (Rosetta en 1999, puis L’Enfant en 2005), ont tenu le flambeau de la mobilisation. Les députés européens, les journalistes, tous ont été destinataires de leurs messages depuis le mois d’avril. Les Dardenne ont lancé une pétition qui a grimpé en flèche, rassemblant plus de 7 000 signataires – le Français Michel Hazanavicius (The Artist), l’Autrichien Michel Haneke (Amour), l’Espagnol Pedro Almodovar, les Britanniques Mike Leigh et Ken Loach, l’Américain David Lynch, le Belge Lucas Belvaux...
L’alerte a été sonnée le 12 février, lorsque Barack Obama a prononcé son discours sur l’état de l’Union. C’est le coup d’envoi des discussions sur une zone de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis, analysent les commentateurs. « Le président américain prévenait qu’aucun sujet ne serait exclu. Comme je n’ai aucune confiance dans la Commission européenne, je me suis dit : il va falloir cogner comme des brutes », raconte Pascal Rogard, le patron de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).

Mandat de négociation
En mars, l’actualité lui donne raison. La Commission européenne adopte un projet de mandat de négociation qui n’exclut aucun service culturel, audiovisuel ou cinématographique. « Cela va contre l’exception culturelle, pour laquelle nous nous sommes battus en 1993 : c’est l’idée que la culture n’est pas une marchandise comme les autres », ajoute le président de la coalition française pour la diversité culturelle. M. Rogard sort son carnet d’adresses. C’est parti !
Les professionnels du cinéma – ARP (société civile des auteurs, réalisateurs, producteurs) ; DIRE (syndicat de distributeurs indépendants ; SPI (Syndicat des producteurs indépendants)... – s’activent, prennent conseil auprès de l’association des producteurs européens, Eurocinema, qui veille au grain à Bruxelles. Il faut cibler " les pays hésitants ", susceptibles de basculer dans le camp de la France.
La ministre de la culture et de la communication, Aurélie Filippetti, sensibilise ses homologues européens, et obtient, à la veille du Festival de Cannes, le ralliement de treize d’entre eux. Mais tous ne sont pas suivis par leur exécutif : c’est le cas de l’Allemagne par exemple. L’exception culturelle nourrit les dîners cannois.

Le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, ainsi que Mme Filippetti, soufflent un mot au président du jury, Steven Spielberg : s’il pouvait dire quelque chose, lors de la remise de la Palme d’Or, ce serait formidable. La petite phrase fera le tour du monde : « L’exception culturelle est le meilleur moyen de défendre la diversité du cinéma », lance le réalisateur de E.T. (1982).

« Il y a un malentendu »
Les réalisateurs américains et les majors de Hollywood n’ont rien contre la France, qui constitue leur deuxième marché en Europe (avec une part de films américains d’environ 45 %, contre 40 % pour les films français). La bataille se joue avec les géants du numérique, Google, Amazon, Facebook et Apple - les " GAFA " – qui veulent se développer en Europe sans être freinés par la fiscalité.
Le 23 mai, le Parlement européen vote à une écrasante majorité en faveur de ce que l’on appelle désormais " l’exclusion de l’audiovisuel ", pour faire plus court. « Il y a un malentendu », répète José Manuel Barroso, le 11 juin, à l’issue d’un rendez-vous avec des cinéastes. L’exception culturelle sera préservée, dit-il, mais on ne peut pas entrer en négociation en excluant d’emblée les services audiovisuels.

A la veille de la rencontre des ministres européens du commerce extérieur, le 13 juin, trois précieux noms de cinéastes chinois viennent d’être récoltés, pour la pétition : Wang Xiaoshuai, Lou Ye et Jia Zhangke. Ils serviront de " cartouche ", au cas où.
Enfin, le marathon commence. « Quand la Commission a donné la parole aux Etats membres, tous les regards se sont tournés sur moi. Ce fut un long silence », raconte Nicole Bricq au téléphone. Les palabres durent treize heures. « C’était long, pas très sympathique. Mais cela fait quarante ans que je fais de la politique. Dans une négociation, il ne faut jamais être pressé », ajoute la ministre du commerce extérieur. Vers 23 h 30, la planète cinéma criait victoire. Et les Dardenne réfléchissaient à leur prochain communiqué.

(Clarisse Fabre, Le Monde, 18 juin 2013)