Lubomir Bakchev, l’homme de fer

Par Ariane Damain Vergallo pour Leitz Cine Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°289

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Dans les années 1970-1980, la Bulgarie était l’un des pays les plus communistes du globe. Le "grand frère" russe n’avait même pas eu besoin d’y installer une armée d’occupation tant la population bulgare adhérait au système. La propagande y était particulièrement efficace et on risquait sa vie à émettre un début de contestation.

Aussi, quand le jeune Lubomir Bakchev, âgé de 16 ans, avait décidé, dans sa fougue adolescente, de créer un syndicat à l’école de la Marine Marchande où il était matelot "pour se défendre des exactions des professeurs", lui avait-on vivement conseillé d’en rester là pour son propre bien. « Je ne comprends même pas que je sois encore vivant. Je n’imaginais pas alors que je vivais dans un système totalitaire. »
À l’âge de 18 ans, Lubomir Bakchev convainc son frère de s’enfuir à l’étranger en cachette de leurs parents qu’il voyait comme des étrangers. « Mon enfance n’a pas été heureuse. » Ils repèrent un parking où les chauffeurs routiers passent la nuit et se faufilent dans un camion en partance vers la Grèce où ils vivent pendant un mois. Puis ils décident de traverser la frontière à pied jusqu’en Yougoslavie, prennent le train à Skopje, mais sont arrêtés à Zagreb et remis aux autorités bulgares.

Lubomir Bakchev - Photo Ariane Vergallo, Leica M, Summicron-C 100 mm
Lubomir Bakchev
Photo Ariane Vergallo, Leica M, Summicron-C 100 mm

Pour leur chance, seul un simulacre de procès a lieu car leur père, professeur, connaissait très bien le procureur qui prend leur défense plutôt qu’il ne les accuse. Lubomir Bakchev s’en tire avec neuf mois de prison avec sursis mais n’est finalement libre que de partir pour un service militaire qui s’apparente à des travaux forcés.
Les conscrits n’avaient pour seule mission que de démolir des dalles de béton à la masse toute la journée. « J’étais un zombie. »
Il n’a plus alors qu’une idée en tête, s’enfuir à nouveau. Il profite d’une permission pour tenter de rallier Istanbul en canot pneumatique, est arrêté à la frontière turque et renvoyé derechef dans une prison de récidivistes où il devra rester presque trois ans.

Dans sa cellule, il y a un type qui est là depuis dix sept ans. Lubomir Bakchev a peur, il souffre. Heureusement nous sommes fin 1989 et l’histoire est en marche ; d’abord la chute du mur de Berlin en novembre puis, fin décembre, Ceaucescu, le dictateur du grand pays voisin, la Roumanie, est arrêté et exécuté. La terreur change de camp et les gardiens de la prison commencent à avoir peur des détenus. Enfin, il est amnistié.

En 1990, Lubomir Bakchev a 20 ans. Il est convoqué pour terminer son service militaire et il décide de fuir à nouveau. Il prend le train pour la Yougoslavie, puis fait du stop et passe clandestinement la frontière de la Serbie et de l’Autriche puis de l’Allemagne. Enfin il se retrouve en France et rejoint son frère à Toulouse qui a demandé l’asile politique.
Il faut l’imaginer, pour la première fois de sa vie, heureux et confiant dans l’avenir, animé d’un optimisme indestructible forgé par ces mois de fuite, de prison et de travaux forcés, de solitude interminable. Il sait qu’il est parti pour toujours, et arrivé à bon port en France.

Il est placé dans un foyer et, très vite, il repère aux alentours un laboratoire photographique. Or, la photo est pour lui une passion dévorante depuis l’âge de dix ans, une passion qui pèse d’ailleurs un certain poids puisque avant de quitter la Bulgarie, il avait pris soin d’envoyer tous ses négatifs - cinq kilos quand même ! - en poste restante en France. Avec une confiance en sa réussite peut-être exagérée - on n’est jeune qu’une fois - il ne se doutait nullement qu’il ne verrait la France que deux ans plus tard et perdrait à jamais ses photos de jeunesse, une perte dont il se console encore difficilement aujourd’hui.

Un dictionnaire bulgare et français dans chaque poche, il s’accroche comme un fou et n’y connaissant au départ à peu près rien, grimpe tous les échelons jusqu’à devenir étalonneur au service professionnel du laboratoire photo. À la fin de son contrat il parle déjà presque couramment le français et, entendant parler d’une école de cinéma, l’ESAV à Toulouse, décide de tenter le concours, auquel il échoue cruellement.
Il ne connaissait des grands réalisateurs français que ceux qui avaient du succès derrière le rideau de fer ; les films avec Louis de Funès, Pierre Richard et ceux de Luc Besson. Pourtant cet échec ne l’embarrasse nullement et, copain avec tout le monde, le voila embarqué à l’ESAV comme "élève clandestin". Il participe à tous les films de la promotion et commence à apprendre le métier.

Puis Lubomir Bakchev décide de monter à Paris. Il est assistant opérateur et électricien puis, assez rapidement, est appelé comme chef opérateur. Sa connaissance du laboratoire et de la photo lui donne une longueur d’avance. Il maîtrise l’exposition, le développement.
Trois ans plus tard, il fait le premier moyen métrage de David Oelhoffen, et, à 28 ans, un premier long métrage qui ne sortira jamais en salles, puis un deuxième long métrage qui sort... au Pays basque.

Heureusement, une productrice l’a repéré et donné son nom pour un casting d’opérateurs du prochain film d’Abdellatif Kechiche, L’Esquive. Ce sera son premier film avec ce réalisateur qui peut faire jusqu’à quatre-vingt-dix prises d’un plan et le tourner trois jours de suite jusqu’à l’épuisement total de l’équipe et des comédiens. Lubomir Bakchev tient le coup, apprend que « la mise en scène est liée au jeu des comédiens et pas à la lumière » et surtout ne s’imagine pas du tout qu’un an plus tard le film démarrera véritablement sa carrière et rencontrera le succès, avec quatre César et la reconnaissance unanime de la profession.

Entre-temps, parce qu’il doit vivre tout simplement, il redevient assistant opérateur et demande même à son chef électricien de le prendre comme électro sur l’avant-dernier film de Bernardo Bertolucci, Innocents. C’est fascinant de voir le Maestro, qui marche difficilement, lâcher brusquement ses deux cannes pour s’emparer de la caméra. Un miracle, comme à Lourdes ! Le carburant du cinéma c’est donc ça, le désir sans limites qui permet de se surpasser.
Lubomir Bakchev a maintenant une réputation "d’homme à la caméra". Il est l’as de la caméra à l’épaule et il aime tourner en lumière naturelle au service de la mise en scène et des comédiens qu’il accompagne au plus près comme sur Rio Sex Comedy, de Jonathan Nossiter, ou le magnifique premier film de David Oelhoffen, Nos retrouvailles.

Après le film d’Abdellatif Kechiche La Graine et le mulet - à nouveau un grand succès - il participe à Vénus noire, qui signe sa rupture définitive avec le réalisateur. Le tournage se passe très mal. C’est un combat de chiens.
Il a prévenu la production que son premier enfant allait naître. Un jour, il profite de la naissance imminente pour s’enfuir du plateau en moto, filant vers la maternité sans dire au revoir à personne. Libératoire.

Il a alors la chance de rencontrer Agnès Jaoui, qui lui fait le cadeau de l’engager comme chef opérateur sur son film, Au bout du conte. Avec elle, reviennent l’envie et le plaisir de faire du cinéma.
Tout comme la réalisatrice Julie Delpy avec qui il va tourner trois films, dont les charmants, légers et revigorants Two Days in Paris et Two Days in New York.

« Des femmes libres, des femmes qui m’enchantent et me redonnent profondément le goût du cinéma. »

On se dit que les producteurs de la série culte "Le Bureau des légendes", d’Éric Rochant, ont eu une brillante idée de confier à Lubomir Bakchev la lumière des extérieurs des saisons 3 et 4. Qui mieux que lui aurait su montrer les geôles de Malotru, l’agent double interprété par Mathieu Kassovitz en Syrie, en Ukraine ou en Azerbaïdjan ? Tout simplement parce qu’il est sans doute l’unique directeur de la photo en France à être passé par là. La fuite, la clandestinité, et les prisons sous tutelle soviétique.

Pour les saisons 3 et 4 du "Bureau des légendes", Lubomir Bakchev a choisi sans hésiter la série Summilux-C de Leitz Cine. Depuis vingt-cinq ans, il a une histoire d’amour avec Leica, ayant acheté son premier appareil photo Leica avec l’argent gagné à ses débuts dans le cinéma. Au fil du temps il a accumulé pas moins de quatre Leica et quatorze optiques R. « Mon trésor ! »
Pour "Le Bureau des légendes", il a monté la série Summilux-C sur l’Alexa Mini d’Arri. Une combinaison légère, mobile. « On peut tourner partout, de jour comme de nuit, sans lumière et la qualité des Summilux-C est exceptionnelle. »

En une symétrie singulière Lubomir Bakchev a passé quatorze ans en France en tant que réfugié politique et depuis quatorze ans il est citoyen français. Il a fondé une famille ; il a une femme, scripte, et deux enfants. Le moment est venu pour lui de repenser au jeune homme épris de liberté qu’il était et de raconter son histoire.

Il prépare avec Arnaud Desplechin son premier film comme réalisateur, sur ses années de jeunesse, ses années sombres de prison et de fuite vers la France, tandis que le mur de Berlin s’écroulait.

Le temps du voyage sans retour est loin, bien loin.