Luc Montpellier, CSC, revient sur ses choix techniques et esthétiques pour "Women Talking", de Sarah Polley

Présenté lors d’une séance spéciale à Camerimage, Women Talking est le prochain film de la réalisatrice canadienne Sarah Polley. Adapté d’un roman (Ce qu’elles disent, de Miriam Toews), lui-même inspiré d’une histoire vraie, le film raconte comment des femmes victimes de violences sexuelles et physiques dans une communauté mennonite décident de se rassembler et d’agir ensemble pour mettre un terme à leurs souffrances. Avec son sujet d’une intense cruauté, le film fait le choix pudique de se focaliser quasiment uniquement sur un lieu, une journée et une nuit, où ces femmes réunies débattent pour décider de leur avenir. Rassemblées dans une vieille grange, tandis que les hommes du village sont tous partis demander la libération de leurs agresseurs, elles entament le travail laborieux d’essayer de s’entendre et de se comprendre, en confrontant leur idée de la paix, de l’amour, de la foi et de la liberté. N’ayant pas pu assister en personne au festival, le chef opérateur Luc Montpellier, CSC, a expliqué son travail et ses choix visuels lors d’une interview à RED, projetée à la fin de la séance. (MC)
Capture d’écran


Tous les longs métrages de fiction de Sarah Polley ont été mis en image par Luc Montpellier. Pour celui-ci, le chef opérateur décide de travailler en RED Monstro et optiques anamorphiques Panavision. Cette démarche lui permet à la fois d’utiliser un grand capteur, qui lui offre de la présence, du détail, et d’obtenir une esthétique anamorphique qui permet de rassembler les personnages grâce à l’ouverture de champ plus large en horizontal qu’en vertical. « On avait dans l’idée de filmer la solidarité de ce groupe », décrit Luc Montpellier. « On était très conscient de ce qu’on faisait quand on isolait un personnage dans le cadre, c’était toujours pour appuyer un tournant dramatique. » Par la fenêtre de la grange dans laquelle se tient leur assemblée, les femmes peuvent voir jouer leurs enfants dans un champ de blé baigné de soleil. A nouveau, l’anamorphique permet de mettre en valeur la beauté de ce paysage, accentué par la haute résolution qui apporte de la précision dans les détails de la nature, ce qui ne rend que plus douloureux le choix dont elles débattent, de quitter cet endroit, sa beauté et la douceur d’y grandir pour leurs enfants.

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Très tôt en préparation, le chef opérateur et la réalisatrice décident d’utiliser une palette de couleur très restreinte et désaturée. « Nous voulions que l’image porte sur elle le poids des traditions et du conformisme auquel sont soumis ces femmes », explique Luc Montpellier. « Je voyais l’image comme un acteur supplémentaire du film, qui devait se glisser dans cette atmosphère très lourde, et faire ressortir le malaise. Le capteur de la Monstro est très fin sur les couleurs, et grâce à ça j’ai pu développer un look désaturé qui restait élégant sur les peaux. J’ai travaillé en collaboration avec le maquillage, les costume et les décors, parfois ils devaient adapter leurs choix de teinte à la désaturation globale de l’image. Je cherchais aussi à faire une image qui ne connote aucune époque. Le scénario est contemporain, mais on ne s’en rend compte que très progressivement car il se déroule dans cette société très traditionaliste qui vit presque en autarcie, avec ses costumes, ses habitations. L’image ne devait pas trahir l’époque, pour que le film reste intemporel ».

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Les hommes doivent revenir le lendemain, et les femmes sont donc pressées par le temps, l’absolue nécessité d’avoir pris une décision avant leur retour. Le film est donc porté par la trajectoire du soleil dans le ciel, rappel constant du temps qui s’écoule. Pour répondre à cette contrainte, et dans le souci de laisser le plus possible de liberté à la réalisatrice et à ses comédiennes, le chef opérateur décide de travailler en lumière artificielle. Le décor est enveloppé d’une grande softbox reproduisant la lumière diffuse d’un ciel, et la position du soleil peut être ajustée, et surtout figée le temps nécessaire, en fonction des besoins de la mise en scène. Le toit de la grange est rendu amovible, afin d’éclairer par dessus si besoin. La fenêtre, ouverture sur le monde extérieure, est quant à elle équipée d’un fond bleu. « Mon idée était de minimaliser les contraintes techniques, pour ne pas risquer de briser l’interprétation des comédiennes. C’est un film très intense, avec des scènes qui font parfois vingt pages, je ne voulais pas que Sarah ait à sacrifier l’interprétation pour des contraintes techniques de position du soleil. » Se voulant être une fable, mais étant issu de faits réels, le film brouille la frontière du naturalisme. L’éclairage, factice donc, est sculpté avec soin par le chef opérateur, pourtant ce sont les personnages eux-mêmes qui vont prendre le contrôle sur la lumière et le contraste, en ouvrant les fenêtres, et en se déplaçant dans le décor pour s’exposer aux sources de lumière, métaphore subtile de la confiance qu’elles prennent progressivement, de la justesse et de la légitimité de leur démarche.

« Pour moi, le plan qui est le climax visuel est aussi la preuve la plus évidente que nous avons eu raison de ne pas tourner en décor naturel. C’est un faux time-lapse, une avancée lente vers une petite fille qui s’endort dans les bras de sa mère, et par la fenêtre derrière elle, on voit le soleil descendre et la nuit s’installer. C’est un plan qui dit que ça y est, le temps est écoulé, et il faut assumer la décision qui a été prise. » La fin de la journée est soulignée non seulement par le soleil qui se couche, mais aussi par la petite fille qui s’est endormie, marquant le passage dans la troisième et dernière partie du film.

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Celui-ci a l’originalité, bien qu’il soit guidé par ce chronomètre inexorable, d’avoir un rythme qui ralenti petit à petit. Le jour par lequel il s’ouvre est assez animé, car les personnages confrontent des avis encore radicalement opposés, et les plans sont eux aussi plutôt dynamiques, accompagnant la sortie brutale d’une femme contrariée, ou s’enroulant élégamment autour d’une autre pour aller présenter le visage de celle avec qui elle parle. Le crépuscule est plus lent, car elles ont atteint un stade où elles se livrent réellement et touchent une forme de vérité qui est traitée avec gravité. Bien que la décision a été prise, et que des préparatifs doivent être faits, la nuit est quant à elle très calme, comme figée. Puisque les héroïnes profitent de chaque instant, la caméra, agissant réellement comme un personnage, comme elles, prend le temps de voir les choses dans leur durée.

(Propos retranscrits par Margot Cavret, pour l’AFC)