Lussas
Représenter le monde carcéral, angle mort du corps socialLe cadre de la prison est apparu comme un nouveau prisme pour interroger les normes du cinéma. Espace clos qui contraint les mouvements et les désirs, il impose matériellement l’invention d’une écriture nouvelle. Les films présentés témoigneraient aussi, selon les intervenants, d’une revendication d’ordre intellectuel visant à définir une autre forme que celle de la télévision, seule fenêtre ouverte sur le monde.
Parmi les films présentés, 9 m2 pour deux et Le Cadre d’Anna s’imposent comme des œuvres de cinéma à part entière, en rétablissant une circulation entre le spectateur, le filmeur et le filmé.
9 m2 pour deux résulte d’une expérience menée conjointement aux Baumettes par le chef opérateur Jimmy Glasberg, AFC, et José Césarini, membre de l’association Lieux interdits.
Il s’agissait de confier une caméra DV à quatre couples de prisonniers, afin qu’ils se filment eux-mêmes dans des séquences inspirées de leur vie à deux dans une cellule de 9 m2. La règle imposée était celle d’un plan-séquence au cours duquel la caméra devait changer de mains. Initialement pensée pour une vraie cellule, l’expérience a finalement été réalisée dans le studio de 300 m2 , installé depuis quelques années aux Baumettes.
Le Cadre d’Anna est issu d’une expérience menée par des étudiants de Sciences-Po et des détenus de la prison de la Santé.
Réalisée par Anne Toussaint, membre fondateur de l’association Les Yeux de l’ouïe, la séquence démarre devant un banc de montage, sur un ton de comédie. Anna montre à Diego le projet vidéo qu’elle a réalisé dans la maison d’arrêt où il est détenu. D’abord gentiment moqueur, l’homme finit par renvoyer la jeune fille à sa place et à sa classe, sapant la bonne conscience qui l’a conduite à entreprendre cette expérience. Acculée, elle déclare forfait.
Les œuvres montrées au cours de ce séminaire se distinguaient par leur liberté de création et pouvaient se lire comme autant de signes d’une réappropriation d’un pouvoir sur leur espace et sur leur temps par leurs auteurs.
A l’exception des deux films cités, les productions montrées à Lussas restaient toutefois déterminées par les circonstances qui leur ont donné naissance.
(Isabelle Regnier)
Le Monde, 21 août 2004