Marie-Josèphe Yoyotte, regard pertinent et bienveillant

Par Dominique Gentil, AFC

La Lettre AFC n°278

Marie-Josèphe Yoyotte, chef monteuse, nous a quittés le 17 juillet dernier à l’âge de 87 ans. Elle a marqué le cinéma français avec une imposante filmographie et trois César récompensant son travail. Lire ci-après un témoignage de Dominique Gentil, AFC, suivi d’un article, publié dans Le Monde du 1er août, où Mathilde Dumazet lui rend hommage en retraçant sa carrière.

1999. Marie-Josèphe Yoyotte monte le film de Jacques Perrin, Le Peuple migrateur. Elle a laissé ouverte la porte de la salle de montage. J’ose en franchir le seuil. Et ses questions fusent. Immédiatement. « Comment avez-vous filmé cela ? Où étiez-vous pour saisir si précisément ces vols ? Dans quel pays ?… » Marie-Josèphe, dans l’étonnement de nos images. Enthousiaste à les sélectionner, à les organiser. Heureuse. Elle aimait comprendre comment nous étions arrivés à capter, dans un environnement si périlleux, l’élégance et l’émotion du vol des oiseaux en migration. A l’époque, notre prouesse était de filmer en 35 mm… à bord d’un ULM !
Notre dialogue s’est poursuivi et s’est enrichi, Marie-Josèphe demandant s’il était possible de faire une image précise, de trouver un nouveau point de vue... Jacques Perrin a permis ce dialogue créatif, en direct et réactif, pendant le tournage même du film. Ce qui est si rare...

Comme tous ceux qui ont rencontré Yoyotte, j’ai admiré sa pertinence novatrice, son enthousiasme, son émerveillement constant. Aujourd’hui, j’aime me souvenir de la considération qu’elle portait au travail de tous lors de la fabrication d’un film et particulièrement de son regard pertinent et bienveillant pour les glaneurs d’images que nous étions.
Dominique Gentil, AFC

Marie-Josèphe Yoyotte, monteuse de cinéma, par Mathilde Dumazet
De 1957 à 2007, Marie-Josèphe Yoyotte a vu passer entre ses ciseaux cinquante ans d’histoire du cinéma : des 400 coups au Peuple migrateur, en passant par La Guerre des boutons, Le Sauvage, La Boum et Microcosmos : le peuple de l’herbe. Trois fois césarisée et décorée des Arts et des Lettres, la monteuse s’est éteinte à l’âge de 87 ans le 18 juillet.

Dans Le Testament d’Orphée (1960), Jean Cocteau arrive dans un camp de Gitans. Le plan se resserre sur une femme métisse, puis sur le feu à ses pieds, au moment même où la guitare manouche que l’on entend change de rythme. Une photo se reconstitue dans les flammes et regagne la main de la gitane, dans une conception du temps déréglée. La scène a été montée "à l’envers". La Gitane est interprétée par Marie-Josèphe Yoyotte, qu’on surnommait "la gazelle de Saint-Germain-des-Prés". Au générique, elle n’est pas créditée en tant qu’actrice, mais en tant que monteuse.
En 1960, elle a à peine plus de 30 ans, mais elle a déjà manipulé les pellicules de Jean Rouch, de François Truffaut et d’Yves Robert. Cette scène du film de Cocteau condense la femme et la professionnelle qu’elle était : libre, très attachée à la musique et révolutionnaire dans sa manière de privilégier la narration sur les formes de montage traditionnelles.

Nouvelles formes de narration
C’est Moi, un Noir qui a fait sa "marque de fabrique", affirmait la monteuse sur RFO en 2000. « Jean Rouch se fichait du plasticisme, et Marie-Josèphe et lui s’accordaient pour inventer de nouvelles formes de narration », raconte son ancienne assistante, Pauline Casalis. Le réalisateur confirme lors des Rencontres d’octobre 1999 : « On ne savait pas où on allait, on travaillait dans une euphorie totale, (…) le montage s’est fait automatiquement, sur l’action. »
La joie qu’elle apportait à ses équipes et la manière qu’elle avait de travailler sur chaque film comme si c’était le premier lui ont vite assuré une place de choix au sein de la profession, dans les studios de Billancourt. Elle a suivi le parcours classique : stage de six mois en laboratoire, assistante puis chef monteuse. Mais elle l’a effectué plus vite, en partie grâce à sa grande culture.

« Elle m’a donné le goût de la littérature. Elle était dans l’ombre, mais tout le monde la connaissait et l’aimait », se rappelle Gina Pignier, qui fut pendant longtemps sa monteuse son. Marie-Josèphe Yoyotte était fidèle à ses techniciens comme à ses réalisateurs, qui le lui rendaient bien en lui confiant leurs rushes : Claude Pinoteau, Alain Corneau, Jacques Perrin, Jean-Paul Rappeneau…
« Elle avait un sens inné du rythme », se souvient Euzhan Palcy, qui lui a livré les pellicules de Rue Cases-Nègres et de Siméon. « On avait un code : quand une scène devait passer à la trappe, elle savait qu’il me fallait un ou deux jours pour l’accepter. » La monteuse assistait rarement au tournage, pour avoir moins de scrupules à couper une scène chère à tourner ou chronophage. Pour Rue Cases-Nègres, elle est toutefois partie faire les repérages dans le pays de ses ancêtres, la Martinique. « Avant de toucher mon film, il faut que tu retournes au pays », lui a dit la réalisatrice martiniquaise, étonnée d’apprendre qu’elle n’y avait jamais mis les pieds.

Un mode de travail artisanal
Le père de Marie-Josèphe Yoyotte, fils d’une institutrice veuve, a quitté très jeune la Martinique, alors confrontée au racisme des colons. Il n’y emmènera jamais ses enfants. La jeune monteuse revendiquait toutefois ses origines et n’hésitait pas à raconter l’histoire de leur famille à sa cousine, Adeline Yoyotte-Husson, qu’elle a formée au montage. Née à Lyon en 1929, peu avant le déménagement de la famille à Paris, Marie-Josèphe Yoyotte renaît en Martinique, où elle retournera souvent.
« Je me souviens plus de son côté Parisienne du Ve arrondissement que de sa couleur de peau, elle était métisse, sa mère était bretonne », rigole le compositeur Bruno Coulais. Mais elle n’en reste pas moins « la première monteuse noire du cinéma français », et Euzhan Palcy, elle aussi martiniquaise, le revendique : « C’était un événement pour moi de la rencontrer. Elle a travaillé avec les plus grands, elle était noire… et c’était une femme. »

Les femmes n’étaient pas rares au poste de montage ; manipuler les bandes exigeait d’avoir les doigts fins. Avec l’arrivée du numérique, la profession s’est masculinisée et individualisée. Avec la mort de Marie-Josèphe Yoyotte, une page de l’histoire du montage se tourne. Une page qui s’écrivait à plusieurs : les stagiaires numérotaient les bandes, les assistant(e)s faisaient les raccords, le ou la chef construisait la structure, puis le ou la monteuse son venait adoucir les raccords. La technologie a réduit les équipes, « mais elle n’a pas permis de penser plus vite », disait la chef monteuse, attachée à la narration comme au travail en équipe.
« C’était l’époque où le compositeur passait beaucoup de temps dans la salle de montage, regrette Bruno Coulais, Marie-Josèphe avait un mode de travail artisanal, elle aimait assister aux enregistrements, elle notait tout et surtout, c’était une grande pédagogue. »
« Je me postais derrière elle, et elle m’expliquait », se souvient Florence Ricard, son assistante, avec qui Marie-Josèphe Yoyotte a remporté l’un de ses trois César, pour Microcosmos. « Avec elle, on s’imprégnait du montage par tous les pores, assure Pauline Casalis, en la regardant, en l’écoutant… en la voyant rêver les films. »

(Mathilde Dumazet, Le Monde, 1er août 2017)